Extraits de
Vie imaginaire de Maria Molina de Fuenté Vaqueros
de Samaël Steiner
Récit poétique en 4 parties
1.
Je revenais d'un long voyage,
le regard lourd des chaleurs citadines traversées,
l'odeur de tous les chiens du monde comme un collier à mes chevilles ;
je n'avais plus les mêmes mains.
Je revenais de loin
et comme un train qui traverse les montagnes - silencieuses dans la chaleur -
les forêts de sapins, verts et noirs,
je voulais trouver la mer.
Nous avions rendez-vous au Cafe de las flores,
une toute petite boutique.
« Ils vont faire tomber l'immeuble juste en face.
Les services de la ville vont dynamiter le vieil immeuble pour construire autre chose,
peut-être un parc, ou agrandir les rues.»
Maria ne voulait pas rater l'éboulement,
les étages qui tombent, l'effondrement et cette place neuve soudain faite au milieu de la ville.
Entendu par hasard à la radio du matin,
«15h 15, début des manoeuvres. Les rues alentour seront bouclées dès 13h,
pour des raisons de sécurité.»
Maria rentrait de Malaisie.
La façade de l'immeuble est entièrement couverte de tags
et il y a un garçon aux yeux verts
grand sur trois étages,
avec de larges mains
une nuque en osier, sans doute pleine de vigueur
et sous ses pieds, du même vert que ses yeux :
P. L. mort d'exaltation et de fatigue, avril 87.
Todo tu cuerpo me falta.
2.
La chambre de Maria est grande,
blanche, murs et plafond,
le dessus de son lit est garance.
J'ai posé mon sac dans la maison voisine.
J'ai peu de choses :
1 paire de chaussures, 2 pantalons, quelques tee-shirts et 1 pull chaud,
le manteau, 1 couteau et du papier.
Je n'ai aucune image,
ni carte ni photo.
En fin de journée le bruit de la ville vient se plier au bas de nos portes,
nous entendons venir le soir.
A ce bruit, tout le corps répond,
entièrement la peau se tend, devient tambour,
devient forêt humide,
algue des profondeurs dont l'océan autour est tout entier sang et lymphe.
La route
qui tout le jour a brûlé, va rendre,
heure après heure,
la chaleur.
Je recopie les mots laissés par Maria, sur la table :
Je me sens dans cette ville comme dans un corps, j'ai cette sensation très lumineuse d'être caressée depuis l'aube, par ses longs poils et ses muqueuses, par sa peau grattée sentant goudron, gasoil mal brûlé, tabac et d'autres odeurs mystérieuses.
Je crois que dans le ventre des animaux il y a des rêves de tendresse.
En écrivant, ce matin,
je pense à toi, dans ta station sous-marine,
à chercher l'espace au fond de l'océan,
à ne jamais te résoudre à ce qui est,
à chercher d'autres cieux.
Quel corps fantasmé te fabriques-tu ?
3.
Je retrouve Raùl au café surplombant la route,
Barranco de los Negros, Sacromonte.
Il est incroyablement beau,
a le nez anguleux comme un annulaire,
son corps est, je le jure, d'air et d'os,
la peau et le sang n'y ont qu'un rôle secondaire.
Il me raconte l'histoire du footballeur débarqué de son île malaise à 8 ans
emmuré vivant à 9 parce que son ballon venait taper contre les murs et les trottoirs de la rue.
« Vous êtes morts ?» il demande en traversant les rues
personne ne le comprend et personne pour parler.
Il voudrait être ému et on lui a dit :
« Passés les premiers temps tu entendras les rues se donner de l'altitude,
les voitures, les bus, la foule sur les marchés,
les métros sous la ville qui font trembler les écoles quand ils passent.
Les vivants fuient toujours le silence ».
Rien. Le vertige des hauteurs, à 8 ans.
Alors il lance son ballon, contre les murs, contre les bus, contre les vitrines qui parfois se brisent.
Infatigable, il shoote !
4.
Maria s'effondre
tombe
il n'y a rien dehors, le calme est grand et large,
nous sommes seuls,
nous n'avons que nos yeux pour éclairer nos mains.
Un train passe, loin à flanc de colline,
jaune,
rapide,
je m'y accroche quelques instants,
Maria s'effondre à nouveau
tombe
nous faisons quelques pas
« le sol est profond » elle me dit
« ne me laisse pas ».
La ville est loin,
nous avons roulé deux heures pour revoir cet endroit,
cette route qui s'enfourne dans la montagne,
« je voudrais te montrer comment la route devient la montagne,
il n'y a plus d'espace délimité
plus de chaussée bordée de pierres
selon la taille de tes pieds et selon ton imagination
tu grimpes.
Le chemin se referme derrière toi. »
Le train jaune disparaît tout à fait,
nous nous plongeons l'un dans les yeux de l'autre.
5.
Ils sont deux ce matin,
leurs dents sont violettes dans l'aube
la rue va jusqu'au fleuve
mais vont-ils la marcher jusqu'au bout ?
ne voudront-ils pas frayer entre les maisons,
par les escaliers blancs, à droite,
ou s'arrêter là et mourir avec effusion
l'un dans l'autre ?
Personne, pour l'instant, ne peut le dire.
Ils sont deux
ni guitares, ni chevaux, ni ce que tu te dis lorsque tu es heureux,
seulement l'aube
et le bruit strident des heures chaudes qui déjà arrive par le sud.
Ce que je n'arrive pas à dire c'est qu'ils sont deux mondes côte à côte,
deux mondes aux lèvres parallèles
roulant, à cette heure-ci, dans le même univers
et que la nuit de l'un est oiseau dans la nuit de l'autre
et inversement.
Les voitures ? Les bus ?
On les entend à peine
ils ont cette voix blanche qui ne laisse aucune trace.
SAMAËL STEINER
Il se présente :
Je partage mon temps entre deux métiers, celui d'éclairagiste (pour le théâtre, la danse et le cirque) et celui d'auteur, principalement de poésie. Loin d'être antagonistes, ces deux pratiques se nourrissent, l'une l'autre et je puis dire avec certitude que la personne qui écrit et celle qui éclaire est la même, animée par le même désir.
Je cherche, en écrivant, un lyrisme qui entretienne avec le présent une relation concrète, qui ne soit jamais une fuite. Qui tienne compte de l'Histoire. A l'intérieur de ce projet, l'érotisme et le corps de celui qui m'est étranger, tiennent une place particulière.
Molt més lluny est mon premier projet de publication, les précédents recueils ont été édités en très petites quantités et par mes soins.