Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - SAMAËL STEINER

Publié par ERIC DUBOIS sur 29 Octobre 2014, 13:01pm

Catégories : #poèmes

 

Extraits de

Vie imaginaire de Maria Molina de Fuenté Vaqueros

de Samaël Steiner

Récit poétique en 4 parties

 

 

 

1.

 

Je revenais d'un long voyage,

le regard lourd des chaleurs citadines traversées,

l'odeur de tous les chiens du monde comme un collier à mes chevilles ;

je n'avais plus les mêmes mains.

 

Je revenais de loin

et comme un train qui traverse les montagnes - silencieuses dans la chaleur -

les forêts de sapins, verts et noirs,

je voulais trouver la mer.

 

Nous avions rendez-vous au Cafe de las flores,

une toute petite boutique.

« Ils vont faire tomber l'immeuble juste en face.

Les services de la ville vont dynamiter le vieil immeuble pour construire autre chose,

peut-être un parc, ou agrandir les rues

Maria ne voulait pas rater l'éboulement,

les étages qui tombent, l'effondrement et cette place neuve soudain faite au milieu de la ville.

Entendu par hasard à la radio du matin,

«15h 15, début des manoeuvres. Les rues alentour seront bouclées dès 13h,

pour des raisons de sécurité

Maria rentrait de Malaisie.

 

La façade de l'immeuble est entièrement couverte de tags

et il y a un garçon aux yeux verts

grand sur trois étages,

avec de larges mains

une nuque en osier, sans doute pleine de vigueur

et sous ses pieds, du même vert que ses yeux :

P. L. mort d'exaltation et de fatigue, avril 87.

Todo tu cuerpo me falta.

 

 

2.

 

La chambre de Maria est grande,

blanche, murs et plafond,

le dessus de son lit est garance.

 

J'ai posé mon sac dans la maison voisine.

J'ai peu de choses :

1 paire de chaussures, 2 pantalons, quelques tee-shirts et 1 pull chaud,

le manteau, 1 couteau et du papier.

Je n'ai aucune image,

ni carte ni photo.

 

En fin de journée le bruit de la ville vient se plier au bas de nos portes,

nous entendons venir le soir.

A ce bruit, tout le corps répond,

entièrement la peau se tend, devient tambour,

devient forêt humide,

algue des profondeurs dont l'océan autour est tout entier sang et lymphe.

La route

qui tout le jour a brûlé, va rendre,

heure après heure,

la chaleur.

 

Je recopie les mots laissés par Maria, sur la table :

 

Je me sens dans cette ville comme dans un corps, j'ai cette sensation très lumineuse d'être caressée depuis l'aube, par ses longs poils et ses muqueuses, par sa peau grattée sentant goudron, gasoil mal brûlé, tabac et d'autres odeurs mystérieuses.

Je crois que dans le ventre des animaux il y a des rêves de tendresse.

 

En écrivant, ce matin,

je pense à toi, dans ta station sous-marine,

à chercher l'espace au fond de l'océan,

à ne jamais te résoudre à ce qui est,

à chercher d'autres cieux.

Quel corps fantasmé te fabriques-tu ?

 

 

 

3.

 

Je retrouve Raùl au café surplombant la route,

Barranco de los Negros, Sacromonte.

Il est incroyablement beau,

a le nez anguleux comme un annulaire,

son corps est, je le jure, d'air et d'os,

la peau et le sang n'y ont qu'un rôle secondaire.

Il me raconte l'histoire du footballeur débarqué de son île malaise à 8 ans

emmuré vivant à 9 parce que son ballon venait taper contre les murs et les trottoirs de la rue.

« Vous êtes morts ?» il demande en traversant les rues

personne ne le comprend et personne pour parler.

Il voudrait être ému et on lui a dit :

« Passés les premiers temps tu entendras les rues se donner de l'altitude,

les voitures, les bus, la foule sur les marchés,

les métros sous la ville qui font trembler les écoles quand ils passent.

Les vivants fuient toujours le silence ».

Rien. Le vertige des hauteurs, à 8 ans.

Alors il lance son ballon, contre les murs, contre les bus, contre les vitrines qui parfois se brisent.

Infatigable, il shoote !

 

 

 

 

4.

 

Maria s'effondre

tombe

il n'y a rien dehors, le calme est grand et large,

nous sommes seuls,

nous n'avons que nos yeux pour éclairer nos mains.

Un train passe, loin à flanc de colline,

jaune,

rapide,

je m'y accroche quelques instants,

Maria s'effondre à nouveau

tombe

nous faisons quelques pas

« le sol est profond » elle me dit

« ne me laisse pas ».

La ville est loin,

nous avons roulé deux heures pour revoir cet endroit,

cette route qui s'enfourne dans la montagne,

« je voudrais te montrer comment la route devient la montagne,

il n'y a plus d'espace délimité

plus de chaussée bordée de pierres

selon la taille de tes pieds et selon ton imagination

tu grimpes.

Le chemin se referme derrière toi. »

Le train jaune disparaît tout à fait,

nous nous plongeons l'un dans les yeux de l'autre.

 

 

 

 

5.

 

Ils sont deux ce matin,

leurs dents sont violettes dans l'aube

la rue va jusqu'au fleuve

mais vont-ils la marcher jusqu'au bout ?

ne voudront-ils pas frayer entre les maisons,

par les escaliers blancs, à droite,

ou s'arrêter là et mourir avec effusion

l'un dans l'autre ?

Personne, pour l'instant, ne peut le dire.

 

Ils sont deux

ni guitares, ni chevaux, ni ce que tu te dis lorsque tu es heureux,

seulement l'aube

et le bruit strident des heures chaudes qui déjà arrive par le sud.

Ce que je n'arrive pas à dire c'est qu'ils sont deux mondes côte à côte,

deux mondes aux lèvres parallèles

roulant, à cette heure-ci, dans le même univers

et que la nuit de l'un est oiseau dans la nuit de l'autre

et inversement.

Les voitures ? Les bus ?

On les entend à peine

ils ont cette voix blanche qui ne laisse aucune trace.

 

 

SAMAËL STEINER

 

 

 

 

Il se présente :

 

Je partage mon temps entre deux métiers, celui d'éclairagiste (pour le théâtre, la danse et le cirque) et celui d'auteur, principalement de poésie. Loin d'être antagonistes, ces deux pratiques se nourrissent, l'une l'autre et je puis dire avec certitude que la personne qui écrit et celle qui éclaire est la même, animée par le même désir.

Je cherche, en écrivant, un lyrisme qui entretienne avec le présent une relation concrète, qui ne soit jamais une fuite. Qui tienne compte de l'Histoire. A l'intérieur de ce projet, l'érotisme et le corps de celui qui m'est étranger, tiennent une place particulière.

Molt més lluny est mon premier projet de publication, les précédents recueils ont été édités en très petites quantités et par mes soins.

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
J
Extraordinaire poème, envoûtant, on marche sur des chemins de poussière, dans des rues inconnues, dans un rêve pur au bras d'une femme inconnue. Sur la route... J'adore.
Répondre

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents