L'express de la réunification
Réveil
en sursaut
Gare
de nuit
sur les bords
de la mer de Chine
Trois heures et demie
du matin
les yeux rougis
par les courants d'air et la fatigue
le corps endolori
Déjà
vingt heures
que nous quittâmes
Hanoi
Seuls depuis le départ
Dans notre compartiment
Ta main me cherche
orpheline d'étreinte
Fournaise
Comme si l’haleine des rizières
Murmurait à notre oreille
Sommes-nous toujours loin de l'Atlantique ?
Des hortensias des agapanthes ?
Sur le quai
j'aperçois
de ma fenêtre
des femmes encombrées
se précipitant vers nos wagons
elles vendent
pastèques
sachets de riz
brochettes
ananas
avachis
des hommes
fument
dans des tiges
de bambou
et lâchent
de gros rires
tout en sirotant
le vin de riz
qui circule
de bouche
en bouche
dans la chaleur
du crépuscule
et dédouane de la fatigue
de l'ennui
des réponses hâtives
L’un d’eux fredonne
Un air entêtant
Qui remplit les radios le jour
Passées
quarante minutes environ
la lourde mécanique
repart
en
tressautant
Cahin caha
pourfend l'espace
à la vitesse du vent
quand la mousson s'est endormie
Le Train à Grande Vibration
reprend son rampement
dans l’insolite des nuits tropicales
Sur la banquette du dessous
Tes yeux s'agitent dans la cage des songes
Sommes-nous encore si loin de l'Atlantique ?
Des albatros des goélands ?
Je devine non loin de nous les temples par dizaines
Bafoués et admirés
La rivière aux parfums
Jonques et sampans rivalisant de souveraineté
Hué ville impériale impérieuse
Que les troupes françaises ont pillée incendiée
Labyrinthe ténébreux et envoûtant
Où je croisai un après-midi de mousson
le sourire édenté de Bính
étonnamment grand bien qu’un peu courbé
soixante-quinze ans au compteur de la roue
mais feu jamais éteint
qui me narra le temps des colonies
des souffrances et des servitudes
du français des instituteurs zélés
et des pâtisseries de l’hexagone
Riant de Vercingétorix
Heureux de balbutier sa jeunesse
dans un français clairsemé
que n’habitent aucune haine aucun ressentiment
Hué
Où je vis l’ombre de l’oncle Ho couvrir le marché de nuit
Les jardins du palais de l’harmonie suprême
Et le collier métallique du pont Trang Tien
Je
remonte
sur
ma paillasse
su
pé
rieu
re
coincé
sans aération
quarante-cinq degrés
au moins
dans ce four
ambulant
où les ventilateurs
ont rendu l’âme
et pour berceuse
le bruit
assourdissant
du chemin de fer
(je comprends
enfin
la signification
de ce terme)
Je cherche
le sommeil
en rêvant
des îles
Sommes-nous enfin si loin de l'Atlantique ?
Des crachins des ciels variables ?
Susurres-tu aux souvenances
j'entends des rives proches
remonter les peurs évanouies
les cris des coolies
chinois et annamites
mourant sous les coups de pioche
fouillant des yeux
les embruns hostiles
en quête d'un verre d'eau
d'une main amie
sous les sourires déjà insignes
des européens tournant la tête
Pourquoi relier les hommes
a-t-il toujours fait couler le sang ?
Serions-nous donc condamner
A nous arracher les yeux
à nous crever les ventres
à nous trancher les gorges
pour espérer une main dans une autre
un gîte un repas partagés ?
Insomnies tenaces
peuplées de fantômes
inquiets
Encore
douze heures
avant l'arrivée
Demain
Nha Trang
im
mo
dé
ré
ment
dé
si
rée
je souffle
maudis
me
retourne
mes os
pénètrent
ma
chair
brin
gue
ba
lée
étouffant
de dehors
par moments
l'odeur
sucrée
des rizières
me
parvient
Puis s'arrête encore
dans l'épais de la nuit
coconuts coconuts coconuts !
aurore tout juste naissante
Je ne sais comment te baptiser
cherche le sou
pour femme et enfants
vend sur le quai
jusqu'à dix heures au moins
coconuts coconuts coconuts !
étoiles éveillées
s'en revient chaque crépuscule
vieux d'une journée de plus
Sommes-nous donc si loin de l'Atlantique ?
De Noirmoutier d’Ouessant ?
Je ne retiens plus les paupières
Comme si des chiens s’asseyaient dessus
Un ronronnement sourd d’abord
Puis me parviennent les ronflements
Toujours plus insistants
menaçants
les bombardiers
frelons asiatiques venus du Pacifique
envahissant le ciel
comme une plaie d'Egypte
et leur cortège de bombes
de gaz orange
de plaies sanguinolentes
de brûlures
de larmes
de ruines
de fin du monde
de terreur ineffaçable
de silences coupables en Atlantique
Je secoue mes visions dans le noir des ombres
Éternellement réveillé
Je rampe vers la fenêtre
Les mobylettes dépassent notre convoi
Des saluts fraternels
Des sourires joyeusement moqueurs
Me ramènent sur la terre ferme
A mon tour je secoue la main
Prévenant ainsi
Toutes complaisances dans la noirceur
Épluche le présent
Avec gourmandise
Et bois le jus de ce pamplemousse
Goulûment sans retenue
Laissant s’écouler le jus dans ma barbe naissante
Le long de mon cou
L’agrume comme ultime boussole du réel
Deux continents nous sépareraient-ils de l’Atlantique ?
Des andromèdes et des ajoncs ?
Je me rendors
Soudain plongé dans une énorme bassine
Bouillonnante épicée
Une invitation au festin
Autour de moi surnagent légumes têtes de chien
Serpents et scarabées
Les flammes dansent et toi qui chantes
Une berceuse
Me rassurant me dorlotant
A courir au tour du globe
Tu ne verras plus jamais l’Atlantique
Des mêmes yeux
Bientôt Đà Lạt
Découverte par le fantasque Yersin
Chercheur infatigable inventeur de génie
Qui mourut dans la solitude loin de Pasteur
Đà Lạt paradoxe urbain
La Normandie et la Savoie sous les tropiques
Colonie destituée des mains du Viet Cong
Où l’on cultive sur le haut du plateau
Les fraises les artichauts
Où je vis la jeunesse déchaînée fêter
La qualification du onze national
Pour la finale des Jeux Asiatiques
Sillonnant la ville à coups de klaxons
Contournant la rigidité militaire
Hystérie contre stupeur
Drapeaux et fanions contre matraques et sifflets
Supplantant les ordres de retour au calme
Frénésie éthylique
Opium des peuples
planétaire
Faut-il avouer tant de stérilité politique
Pour qu’un ballon seul réunisse par-delà les différences ?
Je sursaute
Ta main sur moi efface un instant la fièvre du voyage
Une odeur de cigarettes vient du couloir
Au dehors
Les rizières invariables les rizières
Les corps penchés ornés du non
Chapeau tressé de feuilles de latanier
Repiquant les plantes dans l’eau saumâtre
Et toujours si peu de monde
Pour la réunification expresse
En dépit des routes environnantes bondées
De charrettes en tout genre
De bicyclettes
Cyclomoteurs
Camions fous lancés comme des boulets
Et la noria des cars
Pas un n’a de pitié
Pour notre tortue métallique
Je
finis
par
m'a
ban
donner
sombrer
dans
les songes
et me
laisse
tatouer
la fatigue
et les traces
de l’errance
sur
le
corps
déjà si mauvais poète
que fermerait les yeux avant d’en voir le bout
LAURENT MAINDON
Il se présente :
Laurent Maindon est metteur en scène et auteur par passion, fils de peintre en bâtiment et de caissière. Il a fondé et dirige à Nantes le Théâtre du Rictus, compagnie de théâtre conventionnée, depuis 1996 et défend tout particulièrement les écritures dramatiques contemporaines.
En tant qu’auteur, il a publié plusieurs ouvrages de poésie (dont récemment au Zaporogue Lettres intimes, Chroniques berlinoises, Soudain les saisons s’affolent, La Mélancolie des Carpathes qui formaient la tétralogie Les chemins du désir) et quelques nouvelles et récits (récemment La collection, Voivodina Tour, Par delà les collines…). Il collabore avec les Editions du Zaporogue, Leaky boot press et a publié également dans différentes revues (Le Zaporogue, Terre à ciel, Revue des Ressources, Ancrages.ca, Nagyvilag, Uj Forras).