Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - LAURENT MAINDON

Publié par Le Capital des Mots sur 18 Décembre 2018, 11:09am

Catégories : #poésie

 

L'express de la réunification

 

Réveil

en sursaut

Gare

de nuit

sur les bords

de la mer de Chine

Trois heures et demie

du matin

les yeux rougis

par les courants d'air et la fatigue

le corps endolori

Déjà

vingt heures

que nous quittâmes

Hanoi

Seuls depuis le départ

Dans notre compartiment

Ta main me cherche

orpheline d'étreinte

Fournaise

Comme si l’haleine des rizières

Murmurait à notre oreille

 

Sommes-nous toujours loin de l'Atlantique ?

Des hortensias des agapanthes ?

 

Sur le quai

j'aperçois

de ma fenêtre

des femmes encombrées

se précipitant vers nos wagons

elles vendent

pastèques

sachets de riz

brochettes

ananas

avachis

des hommes

fument

dans des tiges

de bambou

et lâchent

de gros rires

tout en sirotant

le vin de riz

qui circule

de bouche

en bouche

dans la chaleur

du crépuscule

et dédouane de la fatigue

de l'ennui

des réponses hâtives

L’un d’eux fredonne

Un air entêtant

Qui remplit les radios le jour

 

Passées

quarante minutes environ

la lourde mécanique

repart

en

tressautant

Cahin caha

pourfend l'espace

à la vitesse du vent

quand la mousson s'est endormie

Le Train à Grande Vibration

reprend son rampement

dans l’insolite des nuits tropicales

Sur la banquette du dessous

Tes yeux s'agitent dans la cage des songes

 

Sommes-nous encore si loin de l'Atlantique ?

Des albatros des goélands ?

 

Je devine non loin de nous les temples par dizaines

Bafoués et admirés

La rivière aux parfums

Jonques et sampans rivalisant de souveraineté

Hué ville impériale impérieuse

Que les troupes françaises ont pillée incendiée

Labyrinthe ténébreux et envoûtant

Où je croisai un après-midi de mousson

le sourire édenté de Bính

étonnamment grand bien qu’un peu courbé

soixante-quinze ans au compteur de la roue

mais feu jamais éteint

qui me narra le temps des colonies

des souffrances et des servitudes

du français des instituteurs zélés

et des pâtisseries de l’hexagone

Riant de Vercingétorix

Heureux de balbutier sa jeunesse

dans un français clairsemé

que n’habitent aucune haine aucun ressentiment

Hué

Où je vis l’ombre de l’oncle Ho couvrir le marché de nuit

Les jardins du palais de l’harmonie suprême

Et le collier métallique du pont Trang Tien

 

Je

remonte

sur

ma paillasse

su

rieu

re

coincé

sans aération

quarante-cinq degrés

au moins

dans ce four

ambulant

où les ventilateurs

ont rendu l’âme

 

et pour berceuse

le bruit

assourdissant

du chemin de fer

(je comprends

enfin

la signification

de ce terme)

 

Je cherche

le sommeil

en rêvant

des îles

 

Sommes-nous enfin si loin de l'Atlantique ?

Des crachins des ciels variables ?

 

Susurres-tu aux souvenances

j'entends des rives proches

remonter les peurs évanouies

les cris des coolies

chinois et annamites

mourant sous les coups de pioche

fouillant des yeux

les embruns hostiles

en quête d'un verre d'eau

d'une main amie

sous les sourires déjà insignes

des européens tournant la tête

Pourquoi relier les hommes

a-t-il toujours fait couler le sang ?

Serions-nous donc condamner

A nous arracher les yeux

à nous crever les ventres

à nous trancher les gorges

pour espérer une main dans une autre 

un gîte un repas partagés ?

 

Insomnies tenaces

peuplées de fantômes

inquiets

 

Encore

douze heures

avant l'arrivée

Demain

Nha Trang

im

mo

ment

si

rée

 

je souffle

maudis

me

retourne

mes os

pénètrent

ma

chair

brin

gue

ba

lée

étouffant

de dehors

par moments

l'odeur

sucrée

des rizières

me

parvient

 

Puis s'arrête encore

dans l'épais de la nuit

coconuts coconuts coconuts !

aurore tout juste naissante

Băng Tâm ou Fâ Bìen

Je ne sais comment te baptiser

cherche le sou

pour femme et enfants

vend sur le quai

jusqu'à dix heures au moins

coconuts coconuts coconuts !

étoiles éveillées

s'en revient chaque crépuscule

vieux d'une journée de plus

 

Sommes-nous donc si loin de l'Atlantique ?

De Noirmoutier d’Ouessant ?

 

Je ne retiens plus les paupières

Comme si des chiens s’asseyaient dessus

Un ronronnement sourd d’abord

Puis me parviennent les ronflements

Toujours plus insistants

menaçants

les bombardiers

frelons asiatiques venus du Pacifique

envahissant le ciel

comme une plaie d'Egypte

et leur cortège de bombes

de gaz orange

de plaies sanguinolentes

de brûlures

de larmes

de ruines

de fin du monde

de terreur ineffaçable

de silences coupables en Atlantique

Je secoue mes visions dans le noir des ombres

 

Éternellement réveillé

Je rampe vers la fenêtre

Les mobylettes dépassent notre convoi

Des saluts fraternels

Des sourires joyeusement moqueurs

Me ramènent sur la terre ferme

A mon tour je secoue la main

Prévenant ainsi

Toutes complaisances dans la noirceur

Épluche le présent

Avec gourmandise

Et bois le jus de ce pamplemousse

Goulûment sans retenue

Laissant s’écouler le jus dans ma barbe naissante

Le long de mon cou

L’agrume comme ultime boussole du réel

 

Deux continents nous sépareraient-ils de l’Atlantique ?

Des andromèdes et des ajoncs ?

 

Je me rendors

Soudain plongé dans une énorme bassine

Bouillonnante épicée

Une invitation au festin

Autour de moi surnagent légumes têtes de chien

Serpents et scarabées

Les flammes dansent et toi qui chantes

Une berceuse

Me rassurant me dorlotant

A courir au tour du globe

Tu ne verras plus jamais l’Atlantique

Des mêmes yeux

 

 

Bientôt Đà Lạt

Découverte par le fantasque Yersin

Chercheur infatigable inventeur de génie

Qui mourut dans la solitude loin de Pasteur

Đà Lạt paradoxe urbain

La Normandie et la Savoie sous les tropiques

Colonie destituée des mains du Viet Cong

Où l’on cultive sur le haut du plateau

Les fraises les artichauts

Où je vis la jeunesse déchaînée fêter

La qualification du onze national

Pour la finale des Jeux Asiatiques

Sillonnant la ville à coups de klaxons

Contournant la rigidité militaire

Hystérie contre stupeur

Drapeaux et fanions contre matraques et sifflets

Supplantant les ordres de retour au calme

Frénésie éthylique

Opium des peuples

planétaire

Faut-il avouer tant de stérilité politique

Pour qu’un ballon seul réunisse par-delà les différences ?

 

Je sursaute

Ta main sur moi efface un instant la fièvre du voyage

Une odeur de cigarettes vient du couloir

Au dehors

Les rizières invariables les rizières

Les corps penchés ornés du non

Chapeau tressé de feuilles de latanier

Repiquant les plantes dans l’eau saumâtre

Et toujours si peu de monde

Pour la réunification expresse

En dépit des routes environnantes bondées

De charrettes en tout genre

De bicyclettes

Cyclomoteurs

Camions fous lancés comme des boulets

Et la noria des cars

Pas un n’a de pitié

Pour notre tortue métallique

 

Je

finis

par

m'a

ban

donner

sombrer

dans

les songes

et me

laisse

tatouer

la fatigue

et les traces

de l’errance

sur

le

corps

déjà si mauvais poète

que fermerait les yeux avant d’en voir le bout

 

 

 

 LAURENT MAINDON

 

 

 

 

Il se présente :

 

Laurent Maindon est metteur en scène et auteur par passion, fils de peintre en bâtiment et de caissière. Il a fondé et dirige à Nantes le Théâtre du Rictus, compagnie de théâtre conventionnée, depuis 1996 et défend tout particulièrement les écritures dramatiques contemporaines.

En tant qu’auteur, il a publié plusieurs ouvrages de poésie (dont récemment au Zaporogue Lettres intimes, Chroniques berlinoises, Soudain les saisons s’affolent, La Mélancolie des Carpathes qui formaient la tétralogie Les chemins du désir) et quelques nouvelles et récits (récemment La collection, Voivodina Tour, Par delà les collines…). Il collabore avec les Editions du Zaporogue, Leaky boot press et a publié également dans différentes revues (Le Zaporogue, Terre à ciel, Revue des Ressources, Ancrages.ca, Nagyvilag, Uj Forras).

 

 

 


 

Laurent Maindon - DR

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