à mon père
La lame
A l’asile permission
C’est fin de semaine
C’est samedi matin
Nous allons le chercher
Le parc le clocheton un christ
Avec le schiste de 44
Ils ont construit d’autres murs
Avec des barres aux fenêtres
Des êtres errants déments
Qui crient et se taisent
Des salades de pilules
La lame
Il n’est pas dans sa chambre
C’est plein soleil
C’est permission des beaux jours
Nous ne comprenons pas
Oh tout va bien il vous attend
A l’entrée
Demi-tour
Des spectres souriants hagards
Remontent le parc les rosiers
Il est là sur le trottoir
En survêtement d’aucune mode
Collection printemps-été 92
A ses pieds un sac poubelle
Ses effets
La voiture la cité des ruines
Et la campagne
C’est plein soleil
C’est permission des deux jours
Les silences, l’entrain, s'efforcer
La lame
C’est dimanche pavillon
Je démarre la tondeuse
C’est sa sieste
Ses parterres
Les rosiers, son pommier greffé
Son grand sapin jaune
Le bruit du moteur
Tondeuse Wolf
Avec un loup dessus
Tellement orange
Que je n’y ai jamais vu
Qu’un renard
La lame
Le bruit du moteur
Rien pouvoir entendre
Et je sens dans le dos
Comme quand au sous-sol
Une présence
On sursaute
Il n’y a personne
La lame
Mais là
Il est là
Je sursaute quand même
Mais il est là
Comme un linge
Mon cœur tourne comme la lame
Il est là et il n’y a personne
Il me dit pâteux
C’est bien
Tu te débrouilles bien
Tu sais la Renault 5
Elle sera à toi
Pour Caen
Plus de stop
Il me l’a dit tout pâteux
Tout blanc avec sa voix
Toute blanche
Dans ses yeux bleus
La lame
Retour à l’asile je voiture
Je parle je silence je parle
La journée de championnat
d’hier soir
Je parle je m’accroche je parle
à personne
à l'arrière
La lame
La capitale des ruines
La tondeuse les rosiers
Les salades les pilules.
***
This tune
Le bras à la portière
et this tune où se hérisse la peau
jusqu’au dos
à chaque fois
La voix de Stipe monte bonheur
élève le chagrin et ma main
est chercheuse de fraîcheur
entre la route et l’envers des feuilles
Que ça file mais c’est bon et c’est triste
Ce plaisir de l’air oh la vitesse
picottis la peau
au bonheur des larmes la chanson
qui montent au petit bord
Sometimes everything is wrong
Now it's time to sing along
Pourquoi aimer la tristesse
penser à ceux qui en été
en ont assez et remettre mettre mettre
mettre encore this tune
Rouler les chaumes aimer pleurer
aimer entendre this tune
messe de mes morts
et voir – c’est drôle – des menhirs
If you feel like you're alone
No, no, you are not alone
C’est ça, sûrement
il faut se voir en menhir
vieillir rocher
et continuer
Don’t let yourself go, hang on
Continuer continuer
continuer de regarder la mer la nuit
face à la mer face à la nuit
continuer
When your day is long
And the night, the night is yours alone
Entendre le varech s’accrocher
comme au tympan la voix de Stipe
Buriner ses failles ses vides
Les offrir à la marée
pour qu’elle les creuse encore
Cause everybody hurts sometimes
Take comfort in your friends
Et promettre de continuer
de regarder
regarder les étoiles.
(Ce poème contient des extraits de la chanson Everybody hurts de REM, extraite de l’album Automatic for the people)
***
Ce que dit la borne
Je rêve d’une borne milliaire
lui faire face
D’une pioche
les bras ballants dans le soleil rasant
de mon ombre portée s’étirant sur la pierre
d’un chapeau de paille
jambes ce qu’il faut écartées
Je vois pour les bras l’effort
aussi pour les reins
ce qu’il en coûte
Je rêve l’élan
élever l’outil au-dessus du chapeau
les deux mains au bout du manche
le fer bien haut dans le bleu
Et les yeux dans les yeux
la borne milliaire
Je vois très bien le geste
belle arche
la retombée
nette
la contraction des bras, à peine
creuser le dos, juste
puis ployer l’échine
- le chapeau, s’il tient -
Je vois la pointe heurter la pierre
irréfutable
le métal vibre dans le bois
tremble mes bras
dans le menton, la nuque
Je rêve une fêlure dans la borne milliaire
qu’elle se fende
que s’ouvre le granit
me dise ce qu’il contient de pierres vives
tout ce dont il est féru
fragments bleus, éclats colorés
précieux, futiles, quotidiens
Je rêve ce qui a circulé
avant la pétrification
des suicidés
Je rêve fendre la borne milliaire
son dire maldisant
sa voix de tête nasillarde
constante de caillou
Tes morts n’ont pas de vie / Tes morts jamais plus ne s’entendront en dehors de l’instant de leur mort / Tes morts errent muets à jamais derrière la vitre muette du souvenir / Tes morts n’ont pas de fin / Car je tiens les suicidés dans ma force de pierre / Tu n’auras jamais d’eux rien d’autre que moi / Rien que la borne milliaire
Je rêve d’une pioche et d’un chapeau de paille
je rêve sortir mes morts de la borne milliaire
pour les redonner à la mort
et accepter pour toujours qu'ils furent des vivants.
RAPHAËL ROUXEVILLE
Il se présente :
Raphaël Rouxeville a étudié et enseigné les Lettres modernes. Entre 1979 et 2015, 7 membres de la branche paternelle de sa famille se sont suicidés. Ces poèmes leur rendent hommage ainsi que " Poèmes nécrogrammatiques", publiés par Le Capital des Mots en avril 2018.