Cheval nocturne
Au sujet de Mort d’amour de la série Qu’est-ce qui brille là-bas ? de Yasmina Mahdi
Écrire, c’est exprimer l’absence. Ici, il s’agit de rendre vraiment vivant un petit tableau de Yasmina Mahdi qui est dans les mains d’un collectionneur et peintre parisien, ce qui m’oblige pour de vrai à parler en son absence. Il faut que je me remémore et en même temps que j’essaie de rendre vivante cette figuration, malgré l’éloignement spatial et temporel de cette image. Mais, il faut d’abord décrire. Il s’agit d’un cavalier sur sa monture, rendu par des moyens physiques simples, assez différemment de l’iconographie canonique de la figure équestre (rois et empereurs sur des chevaux puissants et volumineux). Non, ce cheval et son écuyer se distinguent nettement à droite et en bas d’un petit format peint de 18 x 24 cm grâce à une technique mixte. Ce chevalier servant et sa bête sont saisis de profil, avançant vers le bord cadre et donc proprement en train de disparaître dans sa course noble et lente, en train de disparaître du tableau. L’absence est ainsi le sujet du tableau, grâce à ce pertuisanier un peu lunaire et dans mon souvenir, un peu acrobate, qui tend à s’éloigner de nous et s’effacer au profit d’un mystère.
Je dis cela aussi pour faire comprendre, pour appréhender le mouvement arrêté de ce lancier, mouvement qui conduit le regardeur à construire un champ visuel hors du champ de vision, donc d’éprouver son imagination. Car tout cela, ai-je oublié de préciser, se déroule dans la nuit, sujet du paysage qui occupe près des trois-quarts de l’espace peint. Cette nuit est propice à la dilution de l’image et rend donc indispensable l’imagination de celui qui regarde ; et encore en sollicitant une interprétation personnelle de chacun, pour voir et signifier l’effet de la lutte de la peintre avec la matière noire elle-même. Oui, un combat dans l’invention d’un espace. Pour cela, il faut connaître ce qui rend possible dans l’atelier, cette image de Yasmina Mahdi. Cette nuit n’est pas la compensation d’une absence de lumière, mais le résultat d’un combat qui implique de très nombreux repentirs, de nombreuses combinaisons et recherches, sorte de quête, de poursuite d’une espèce de Graal de la nuit. Or, c’est quand même le monde nocturne qui triomphe, noirs de suie qui sont ennemis de la lumière, donc de la représentation, devenant ici un allié de la figure équestre.
Donc, le cheval, son jockey et la nuit qu’ils traversent, qui n’ont pas les proportions de la représentation réglementaire du sujet en pied des grands bronzes de la statuaire académique, et par là même jouent sur l’imaginaire du champ de course, fantasmagorie léguée à Yasmina par son père turfiste. Donc, la course hippique forme un substrat très fort, et l’on comprend la cause de ses repentirs, de ses interrogations et ses luttes. Cette nuit du tableau n’est au pire que le linceul du père mort, et revient à immobiliser, à arrêter tout bouleversement diurne, car le jour empêche la concentration, la fixation d’un thème pictural. Ce cheval nocturne est une bête de la mémoire, une sorte d’image psychopompe capable de faire remonter l’anamnèse jusqu’aux courses hippiques de l’âge tendre, enfant bercée à la fois par l’euphorie et la dysphorie du père joueur, des bonbons et des glaces, qui rendent si forts ces moments joyeux et graves de l’enfance.
On retrouve du reste la fascination des courses chez un peintre comme Degas. Ou encore, dans la posture hiératique du cheval dans la nuit qui nous occupe, ai-je pu voir l’immobilité immortelle de L’Homme mort de Manet. Parce qu’il n’y a pas de pathos, juste une émotion visuelle simple en apparence, dans une nuit simple d’accès, l’ensemble étant sujet à l‘effacement, à la lutte du souvenir pour retenir quelque chose de la réalité physique du monde. Parce que la matière nocturne n’est pas inerte, mais confine à la spiritualité – telle que l’incarnent si bien les croix noires sur fond blanc que l’on trouve très anciennement dans la rhétorique picturale de l’orthodoxie russe par exemple, et bien sûr chez Malevitch. Donc, cette image sans physiologie reste sujette à l’interprétation, qui décrit un univers silencieux, qui cherche dans le hors champ sa nature complexe, et qui dans ce sens justement, confine au mystère, à une forme de spiritualité de la hantise et de l’obscurité. Ce cheval nocturne est une monture sans relation avec le cheval du Guernica de Picasso, mais plutôt un cheval épinglé comme un papillon, comme le destin parfois permet la relation intime à soi-même, au soi-même du peintre et à la veine contemplative qui occupent toujours le spectateur de la peinture.
DIDIER AYRES
Il se présente :
Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il se consacre principalement à la poésie. Il a publié essentiellement chez Arfuyen. Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il gère les ateliers d’écriture créative à l’université. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire et Recours au poème.
***
YASMINA MAHDI
Plasticienne.
( Notice La Cause Littéraire )
Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.
DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.
Co-directrice de la revue L'Hôte.
Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.
Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.