Tchernobyl, Récits, Ingrid Storholmen, trad. Aude Pasquier, éd. Lanskine, 2019, 16€
Le pèse-chair
Ma première impression de lecteur est à mettre au compte de la biographie littéraire. Car en approchant de ces récits de Ingrid Storholmen, j’ai revu en mémoire un texte qui m’avait permis de concourir au recrutement de la FÉMIS (Fondation Européenne des Métiers de L’image et du Son), il y a assez longtemps. Mais je me souviens bien que ce récit, devant prendre pour thème La Rupture, s’était organisé autour de la rupture d’un barrage fictif au Japon – ce qui n’avait rien à voir avec Fukushima car c’était presque trois décennies avant l’accident nucléaire. Mais ce qui importe ici c’est le régime de ce récit. J’avais conçu mon travail comme la répétition d’un même événement, mais sous plusieurs points de vue. Ici, avec ce Tchernobyl, j’ai retenu vivement cette forme en fragments, qui retrace les petites histoires de la grande Histoire. Du reste, l’autrice nous convie quand même ici ou là, à d’autres temps du « juste après-Tchernobyl », et l’on est témoin de certains anniversaires de la catastrophe, ou en suivant des personnages prenant la fuite, par exemple.
Du reste le mot de catastrophe s’applique bien à ce drame brutal : l’incendie d’un réacteur nucléaire en Ukraine le jeudi 26 avril 1986. Et de là, de vraies souffrances et des injustices. Ces Récits se portent essentiellement sur la question des corps, du corps, de la relation au corps malade, à l’irradiation, au corps souffrant. Ce dernier point me rappelle ce recueil d’Antonin Artaud qui, avec Le pèse-nerf, retrace un élément biographique de sa propre relation au corps - Artaud qui, on le sait aujourd’hui, est mort d’un cancer du rectum. Ce qui m’a poussé à intituler cette chronique : Le pèse-chair, pour souligner l’importance de ce sentiment de la blessure physique des éléments radioactifs. Ainsi, les risques de contamination, ou la contamination elle-même, pèse sur les organismes. Et cela influence la vie du corps physiologique, si je puis dire. Car Ingrid Storholmen disserte sur la maladie et la mort. Et très vite, après l’énoncé des faits, on est conduit dans une « zone », espèce de no man’s land assez proche esthétiquement de la Zone du Stalker de Tarkovski. Nous sommes donc au sein d’une étude historique fictionnelle, plutôt que dans un traité scientifique sur les conséquences désastreuses d’une exposition au Césium 137.
Et puis, nous changeons au gré de l’imagination de l’écrivaine (sans doute très renseignée quand même) du Je au Il, puis vers d’autres Je que l’on ne détermine pas toujours avec précision. Et ces divisions disent aussi le caractère de cette catastrophe, qui suscite diverses peurs, angoisses, et tout un monde de réactions morbides dès les premiers feux de l’incendie, à la fois circonscrite dans le temps et susceptible de durer des siècles.
En me promenant, je vois les chasseurs sortir de la forêt. Ils ont eu des sangliers et sont contents quoi qu’il en soit. Tous vont manger de cette viande, advienne que pourra, il n’y a aucune alternative, aucune échappatoire, aucunes provisions, rien que des revenants luminescents et un sablier.
Nous sommes témoins d’une durée sans continuité, toujours ramenée aux heures sombres et brûlantes du désastre, où l’idée principale est celle d’un temps du mourir et d’un temps qui s’étiole tout à la fois, un présent advenu et un futur à advenir. C’est une vraie apocalypse, et peut-être une illustration de l’Apocalypse à quoi ces Récits font allusion, descriptions de gens malades, soumis à une menace invisible.
Cette imprégnation des corps d’ailleurs, se relate autant dans les humeurs humides, sang, larmes, sperme, déjection, vomissure, que sèches, cheveux, ongles, peau, souvent liées à des rapports sexuels, accouchements, morts de nourrissons, avortements, et à la limite d’une vraie horreur, quand l’autrice parle de cannibalisme.
Le nuage de Tchernobyl est conçu ici comme une diffusion insaisissable, sorte d’énigme flottante et mortelle qui pèse sur la respiration, sur l’inhalation d’un gaz sans odeur, d’une radiation à laquelle on ne peut échapper. Car pour résumer l’intérêt de ce livre, outre la dénonciation du scandale de la catastrophe nucléaire (scandale toujours en cours, et réitéré par exemple par la catastrophe de Fukushima Dai-ichi), on voit la lutte universelle de l’être humain, lutte de la vie contre la mort, du plaisir contre la douleur, de la lumière contre la nuit de l’esprit, du corps contre la maladie, de la morale contre la lâcheté et le mensonge.
De la ville, on ne pouvait pas voir la centrale même, rien que ses lumières, atténuées par la distance, brume laiteuse. Comment aurions-nous pu savoir que c’était si dangereux ? Et quand bien même nous l’aurions su ? Aurions-nous déménagé, ou misé sur le fait que tout irait bien, que c’était important pour l’économie, pour l’Union Soviétique, nécessaire pour nous tous ?
DIDIER AYRES