Hôpital psychiatrique (extraits)
dès lors
que j’ai été conduite dirigée portée non plus de tes mains
de mon plein gré
à l’hôpital
H.L. Hospitalisation Libre
au dehors éveil du printemps – des rédemptions
dans des parcs ingrats aux pavillons des hommes fous
des rédemptions en fleurs
cette femme qui distribue des sucreries à tous les fous de la salle de télévision
et qui n’en mange pas n’en supporte pas même l’odeur
se résout à la demande des cigarettes par le geste généreux
pour elle-même pas de don juste le geste
de se tuer
à l’écoute finie de toutes les souffrances de la femme si perdue qui dort à côté de moi
attention aux mots que vous direz
blessée par toute velléité de phrases fabriquées avec les mots quotidiens
elle avait un besoin inhumain d’amour
la vie des autres hommes et des autres femmes serait-elle livre mal écrit mais sûr
ma perte se nommera de
douleurs extérieures donc à demi
je n’ai pas le droit de rester dans ma chambre la journée mais je le prends
il y va de ma survie
distribution des médicaments aux
heures fixes des repas fixes
avec du sirop si on veut pour avoir l’approbation sûre
pauvre honte bue en désespoir du pouvoir des paroles
on fera semblant de
m’écouter
puis on m’administrera la matière
des conversations
mon grand-père pesait quarante-deux kilos au retour de déportation
moi je communique avec les morts
l’une répond avec cynisme humour noir
de ceux qui peinent à ne plus voir la seule face noire des mondes
- je suis la grande voyeuse
la conscience imaginaire qui regarde les fous
je descends aux Enfers
Énée souhaitait la prédiction de l’avenir mais aussi
voir son père
comprendre la naissance Anchise pour fonder la cité à venir
toucher le père
- ici on ne s’étonne pas que j’écrive
je suis descendue avec les morts mais
ma remontée n’est pas sûre
les dieux ne guident plus
dans la barque éviter
la noyade noire
descendre dans la grande dépression du sol
je ne sais pas donner l’obole il faudra apprendre pour le passeur pour
le retour
ma descente aux Enfers c’est donc cela
chez les fous les
événements du passé sont présents de souffrance
qu’y a-t-il eu avant ma conscience quelle
treizième fée n’a pas
présidé à ma naissance
J’essuie la table après le repas, chose que je ne peux plus faire chez moi, sous le regard des infirmières : c’est une obligation donnée comme par des parents. Ils nous parlent comme à des enfants. Infantilisation pensais-je. Des interdits, des permissions. Mais nous sommes des enfants, nous n’avons pas su grandir, l’hôpital est le havre où tu ne dois que manger et dormir, et occuper tes heures à jouer – moi aussi j’ai un travail, je dois jouer disait un jour mon enfant – et je joue, avec les mots, le jeu plus essentiel que le travail aliénant. Le jeu : la gratuité du geste qui avance dans la vie. Il y avait longtemps que je n’avais pas joué.
Les enfants des orphelinats roumains qui ne sont pas caressés, pas pris dans les bras, ne grossissent pas, à quantité de lait égale avec ceux comblés de toute caresse. L’amour de l’humble servante a apprivoisé l’enfant sauvage. Lait : le premier mot que Victor apprend, Victor qui boit avec délice le lait dans le bol sorti de l’armoire lourde. Il apprend le lait car il se souvient de sa mère, qu’il a eu une mère, avant le grand abandon sauvage. La première fois que j’ai préparé un biberon à mon enfant, j’ai re-connu l’odeur de ce lait de poudre, ma madeleine qui re-surgissait. Mon bébé au début – odeur de lait et de savon. La plénitude, le rond. Je ne sais pas jouer avec mon enfant, parce que je ne suis ni enfant ni adulte, je ne sais pas. Pas de dépassement, prise dans tous les sérieux. J’aime le lait un peu, très vite il me dégoûte : ma folle ambivalence. Je ne peux digérer le lait entier. Comment ma mère m’a-t-elle donné le lait, elle qui a refusé de m’allaiter ?
L’hôpital comme la protection ordonnée, la voix des infirmières tantôt ferme tantôt douce. Maternité illusoire, manque d’affection : on ne peut pas plus pour vous. Un infirmier prend dans ses bras et serre très fort un fou qui sanglote dans la crise, dans le but du calme apaisé.
Je n’ai pas grandi, malgré le lait. La famine des pays occidentaux : une très basse mortalité infantile, mais des asiles, des hospices, des hôpitaux de fous. Beaucoup de lait, mais mal donné, sans la tendresse. Ma folle famine d’affection.
la chambre d’isolement
s’isoler pour revenir vers les autres –
tout le jeu de l’écrivant
la discipline
les heures pour la douche les heures pour le repas
les médecins ne cherchent pas ils ont trouvé peu importe quoi
ne pas trop parler pour ne pas être déstabilisé
celui qui hésite est mort – quand toute ma poésie n’est
qu’hésitation pure tâtonnée
ils mettent en pyjama ceux qui fuguent pour qu’ils ne puissent plus s’enfuir
le pyjama l’intime l’impossible vie au-dehors la descente en soi catabase
pas de costume la nudité de soi à soi
ils souffrent d’une société qu’ils reproduisent dans le cercle de l’hôpital
nous sommes nos propres bourreaux
ils disent celle-là vole dans les chambres comment peuvent-ils le savoir elle vient d’arriver mais elle est
marocaine
désapprendre
la psychiatre hier contredite a détourné les yeux ce matin en passant devant moi
si je déstabilise le médecin alors tout s’effondrera pour eux comme pour
moi
Emma comme aima
petite j’ai lu trop de livres – s’ouvrir au réel même surréel
de pauvres bovarysmes qu’est-ce donc que cette histoire
Emma sans les anxiolytiques c’est le suicide
Réalisme contre romantisme course dans le réel non accepté avec l’insatisfaction du vide – elle n’arrive plus à s’occuper de son enfant. En lisant Flaubert adolescente j’étais du côté d’Emma contre tous les hommes. Plus tard autre lecture. Emma n’est pas la femme, mais la femme trop malade d’être femme. L’essence de la femme mais décantée de la vie possible. La poésie qui ne sait pas s’écrire.
Le poète romantique crée, et se réalise. Le personnage romantique s’autodétruit. Veilleur, berger : maintenir la flamme de Vesta, le phare comme un accent sur une lettre ou un point sur un i. Tenir la poésie au-dessus de la vie – pas trop loin – l’éclairant – et ne pas l’y embourber. Les rêves d’Emma, emportée au galop des chevaux, quatre je crois ; ne pas vouloir que le rêve soit le réel mais faire du réel un rêve. Flaubert et Emma : ce qu’il a eu peur d’être, ce qu’il a ôté de lui en l’écrivant, en l’objectivant. La catharsis, comme l’eau lave mes mains, comme les fruits lavent mon corps. Me purifier c’est cela. Je suis tellement mauvaise. Être pure à tes yeux ; du moins la plus pure que je puis.
L’innocente ; qui ne nuit pas. Je ne veux plus lui nuire. De peur d’échouer je m’absente. Je sais que je ne résous rien. J’attends que se lève le courage des deux guérisons, mon amour pour toi et mon mauvais amour pour lui. Ne me brusquez pas, aidez-moi.
Le Petit Poucet retourne chez son père mais après l’élimination de la mère. Hansel et Gretel : c’est la mère qui veut l’abandon ; elle sera évacuée lors du retour des enfants. Blanche-Neige : la reine-mère dansera dans des souliers chauffés au fer blanc, jusqu’à ce que mort s’ensuive. On dit souvent marâtre, belle-mère pour édulcorer, euphémisme pour la mère biologique mauvaise. Des contes écrits dans des sociétés très christianisées mais qui ne se résorbent pas dans le pardon chrétien. C’est une maladie-de-la-mère : on ne pardonne pas à une maladie, on la soigne de médicaments ou de contes.
apparemment les médecins ne veulent plus me voir
j’ai vu un homme dans une chambre à une table avec des livres du papier des stylos
cela m’a rassurée
- envie de lui dire : on s’en sortira – mais
il était sous perfusion.
Allez dans votre chambre m’a dit l’infirmière, j’ai soupçonné pour que je voie pas ils l’ont emmené c’était la crise deux hommes de chaque côté ils se cognaient tous contre les parois du couloir des hurlements des gémissements des geignements maintenant les deux chambres d’isolement sont occupées - un fou m’a demandé du papier un stylo je lui ai donné le papier les infirmières ne lui ont pas donné le stylo dans l’urgence disent-elles nous voulons que vous cachiez vos yeux dans votre chambre croient-ils que je ne sais pas deux enfermés maintenant deux reclus et le temps n’a de cesse de passer mais avec eux le monde s’arrête – à mon arrivée on m’a fait visiter le service on m’a tout montré sauf les chambres d’isolement l’immontrable.
combien de chambre d’isolement
combien de reclus sans foi sans gré
ils se crient l’un à l’autre se répondent à tour de rôle
voix d’homme voix de femme voix voix
des métaphores de camisole dans le soleil de cinq heures
Les corps frappés des enfermés comme des pulsations arrêtées de cœurs fermés.
psychose a dit le psychiatre
terreur au début et maintenant avec le mot dit
légèreté en moi déni du réel deuil à
réaliser avec toutes les fleurs de mars hésitantes
- à table j’ai réussi à parler à la suicidée.
J’ai la force de numéroter les pages écrites
donc du vivre
l’écrivant est psychotique par essence puisqu’il
se coupe du monde pour accéder au monde.
ANNE BARBUSSE
Elle se présente :
J'ai déjà publié quelques poèmes dans la revue Arpa, dont des passages de Hôpital psychiatrique.
La revue Recours au poème a retenu quatre textes de A Petros, pour une future publication fin 2020.
Sitaudis a publié récemment un extrait de A Petros, crise grecque :
https://www.sitaudis.fr/Poemes-et-fictions/a-petros-crise-grecque-extrait.php