Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS n°6- Avril 2008- Bernard Fournier

Publié par LE CAPITAL DES MOTS ( revue de poésie) sur 1 Mars 2008, 00:02am

Catégories : #poèmes

à Monique et José Acquaviva

Tu regardes un objet et choisis un muret de pierres sèches
Qui ose tenir encore debout malgré l’âge de ses joints évidés ;

Il retient la lumière certains jours d’orage, et la parque pour sa
journée ;
Il monte sur la colline où les moutons laissent leur laine comme pour
le protéger du froid ;

Tu jauges du plat de la main la chaleur de la journée sur le lobe de la
pierre :
Le lichen s’y déploie lentement
Et la rotondité de son galbe pour un peu te ferait penser à la forme
d’un sein :
La joue mal rasée, le grain du granit aimé de tes doigts qui cherchent
une anfractuosité des fentes impossible où se glissent les lézards ;

Tu penses à ces hommes qui déterrent les pierres de leurs champs pour
les poser une à une, bien calée, assurée avec l’autre, dans sa ligne ;
Comme naturellement leurs doigts laissent leur masse se fondre dans
l’espace, se blottir comme dans un nid ;
Immuables maintenant dans la ligne des yeux, immobiles avant que les
siècles ou les moutons viennent y frotter leur suint ;
Ces pierres qui gisaient là de toute éternité et que l’homme a
réveillées, sachant le filon, le fond d’un rocher qui se laisserait
fléchir, tailler à la mesure discrète et certaine à la main du paysan ;
Lignes bleues des cadastres que se donnent les choses et que les hommes
dessinent
Et qui deviennent une ouverture sitôt que tu la franchis du regard ;

Sans lui l’espace serait trop vaste et il te renvoie à ton clos ;
Il en a connu plus que toi et il est brave et ne demande que ton regard
apaisé sur son dos rêche ;
Et s’il arrive par endroits qu’une faille s’y fasse, ce n’est pas
faiblesse, c’est pour permettre à ton âge de le mieux franchir.

Après des dizaines d’années, après dix minutes d’entretien, tu le rends
au paysage.

 
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Chambres



Chambre de vaste parage ou de clos paysage,
Chambre de nos rêves diurnes, du repos de la journée,
Chambre de lecture,
Chambre des douleurs, des plaintes sourdes du corps quand l’âme fait
relâche ;

Notre chambre, bateau, navire, doline de douleurs lourdes et lentes,
Alcôve,
Notre lit lent et muet,
Vaste chambre, tirée de ses haubans sur la mer des feuillages,
Haute chambre où nos corps se proposent à la dormition ;

Chambre de nos étés, chambre de nos solitudes,
Chambre inverse des jours où la nuit s’oublie quand le soleil est
craint des yeux, quand les jours sont trop longs à nos espoirs de
veille,
Chambre difficile des exils de jour.

Chambres de plein air, chambres des herbes et des arbres, chambres des
terrasses,
Chambres des après-midi méridiens, chambres des auvents aux
promontoires marins, aux terrasses maritimes.
Chambres de haute lutte, chambre de haute classe,
Chambres noires des échos enfantins, chambres claires des espoirs
refaits et rédimés ;

Chambres de vastes horizons blessées des alizés
Chambres de verdures aux confins des palmiers ;

Chambre haut perchée dans la canopée qui se livre aux vents et joue à
la mer,
Feignant de battre tambour sur les feuilles afin de fuir les foules ;
Et les arbres eux-mêmes opinent du cap, oui, oui, oui, il faut bien, et
c’est l’été
Qui nous pousse entêtés, ils nous font croire aux vagues qui
surgiraient du ciel au détour du regard ;
La saluent alors les oiseaux inconnus, familières nichées sur la hune
des branches et dont certains rappellent les grillons ou même les
cigales ;
Chambre haut cachée dans les frondaisons qui savoure sa solitude,
nourrie d’être deux et rythmée aux pas des cuisines et des fruits ;
Solitude vive nourrie du silence incroyable, impeccable qu’étreignent
les oiseaux et que souligne le vent ;
La chambre largue ses amarres au chêne jeune avant que ses voiles ne la
jettent dans le ciel à l’horizon mêlé
Au soleil, toutes les feuilles s’enfouissent, s’enfuient, fouillent par
les vitres de la maison pour repêcher comme une île perdue du fond des
villes ;

La chambre ruisselante où les papillons s’appellent et s’amusent ;
La chambre se tait, la chambre s’arrête, la chambre paît son lait de
mesure et d’instants tus par la paix impossible
La chambre demeure et se voue aux travaux dans l’allongement des heures
et du repos du temps ;
La chambre vit et se gonfle d’airs intérieurs, grossie des pluies et
des vagues, tendue sur ses riens : elle dresse son cap vers le large
des cieux et des cités.

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Voici le peuple de pierres
Qui, à l’aube, se masse peu à peu pour former une foule,
Immobile, immobile et dressée. Chacune s’accroît de son ombre
Qui avec la lumière s’éloigne du ciel bas.
Les champs de pierres dévalent la fausse pente
Du grain de leur granite ou de leur grès, sur le sommet de leur pointe,
vers l’afflux de leur marée ;

Maintenant vaste et solide, immobile, seulement variable à la lumière,
Le peuple de pierres dresse la table même d’une Cène inconnue.
Les lignes d’écriture, comme une pluie calligraphiée, rongent la terre,
Rangent le monde dans un livre à écrire d’une genèse oubliée,
Tisse pour moi un manteau de laine râpeuse autant qu’épaisse et lourde
Que le berger du causse profile à mon épaule.
Ainsi vêtu, je marche dans le vent et cherche le rivage derrière le
village :
L’horizon est au bout des sabots.

Les maisons, ces bories, ces huttes que personne jamais n’a pu abattre,
Ces bergeries où se réfugient les troupeaux par grand froid, où
s’enfonce l’homme sous le couvert de son feu ancestral ;
Bien creusées dans le causse, quatre pierres leur suffisent, mais
massues, mais solides, mais épaisses
Comme le temps qu’elles ont traversé ;

Ce seul hameau d’une âme, comme éternel, se voûte quand j’arrive pour
passer inaperçu, derrière le dôme d’un buisson, le col d’une colline ;
Solitaire, le buron se creuse à soi-même, et retient de l’été tout son
sang pour l’hiver,
Quand viendront la neige et le gel qui ne le briseront pas :
Il a connu des brouillards que l’homme assourdissait de sa lampe
inutile, des pluies venant s’effondrer au ras de ses jupes, des orages
secs vite éclipsés de son dos;
Campé sur la roche, il s’accroche au versant, et délaisse les vents qui
glissent sur son toit.

Les hommes aujourd’hui savent construire des maisons où chaque rang
s’étage sur la pente,
Fermées de lauzes larges qu’épouse la pluie, adossées au coteau d’un
coude franc,
Abaissant leurs lucarnes vers l’herbe des talus.
De loin, elles se prennent pour une pierre, un rocher ébloui
Pour accueillir le visiteur d’un toit ouvert comme une grange.

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Il est venu des hautes terres par-delà les terres hautes des Causses,
Par-delà la Loire et ses bancs, par-delà les volcans qui forment un
cercle comme une entrée dans monde fantastique, noir de charbon et d’un
vert profond sous le ciel lourd de ses pluies ;
Par-delà le partage des eaux après quoi on descend vers le sud, vers un
autre pays, pays de lumière et d’aridité ;
Par-delà l’Olt qui descend
Vers l’Aquitaine et creuse dans les bois ses lèvres de chênes, de
hêtres et de châtaignes ;

Au-delà, c’est encore le causse sec et long où paissent les moutons ;
Par-delà c’est la mer et ses étangs, ses villes industrieuses et ses
ports pêcheurs ;
Vers l’Est, on monte vers l’Aigoual à travers les antres formidables de
la terre :
Qui voit se lever le soleil peut connaître le monde.

Terre d’exil, terre aride, terre rude, tu ne nourris pas tes hommes :
Ils partent vers la capitale ou l’Amérique,
Ils partent et ne reviennent jamais, ils partent et reviennent parfois
le temps d’une saison ;
Ils partent et reviennent l’été embrasser leurs parents ;
Ils partent donner leur savoir de charbon, de négoce et de Bourse ;
Ils deviennent riches de travail et meurent à Paris.

Et il s’est vu projeté, sonné, dans la banlieue plate de la métropole
des terres grillagées aux chemins goudronnés,
Oubliés des anciens et des mythes ;
Quand il a ouvert les yeux, il a vu des rues et des usines, des champs
larges et féconds peuplés de béton,
De palissades où pendaient des affiches usées de pluies.

Loin, trop loin de Paris où se lisaient les livres, où parlaient les
savants, dans de longs bâtiments grands et gris, ornés de sculptures
obscures, femmes opulentes et barbus terribles, qu’écoutaient des
jeunes gens blasés.
 
 
 
 
BERNARD FOURNIER
 
 
Essayiste (Le Cri du chat huant, le lyrisme chez Guillevic, L'Harmattan
et L'Imaginaire dans la poésie de Marc Alyn, L'Harmattan), je suis
chroniqueur dramatique à Aujourd'hui poème, membre du Comité de
rédaction de Poésie sur Seine et LittéRéalité (Université York,
Toronto). Poète, j'ai publié tardivement mon premier recueil Marches en
2005 à la Libraire-Galerie Racine. J'anime avec Jean-Paul Giraux et
Monique Labidoire le "Mercredi du poète", qui reçoit le quatrième
mercredi du mois à 15 heures au café le François-Coppée (1 Bd du
Montparnasse, métro Duroc) un poète contemporain présenté par un autre
poète. Le 27 février j'accueillerai Abdelattif Laâbi.
 
 
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