Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS n°7- Mai 2008- Camille Aubaude-

Publié par LE CAPITAL DES MOTS ( revue de poésie) sur 1 Avril 2008, 23:02pm

Catégories : #poèmes

Le BA et le KA
 
 
L'aurore éclaire le sable de la plage
Et je m'y vautre gorgée d'eau de mer.
Des étoiles s'étalent accrochées à la poussière
D'où nous venons, où nous retournerons.
L'œil noir d'un poisson blanc m'adresse son amour
C'en est fini du jour où j'étais impuissante
C'est fini ; mon cœur est fort.
 
Un oiseau marche sur la plage. Quel oiseau !
Gris, pareil à l'ibis quand ses longues pattes
S'articulent en équerre comme les sauterelles
Aussi ignorant du vol qu’une lente chenille.
A l'arrêt son long cou gris perle se renverse.
Sa tête noire et blanche et son bec plat
Se tendent pour tuer.
 
Déjeuner du matin ! L'oiseau de face
Est majestueux et drôle comme un hiéroglyphe
Egyptien. Où est le poisson que tu guettes ?
Entre le sol et l'air, dans l'eau où je flotte,
Je pétris le sable des vagues qui relèvent mes bras.
Je suis le KA égyptien reposant à terre. L'oiseau
S’envole, un crabe scintille dans son bec.
 
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Mélusine
 
La brise est douce, le temps est clair.
Qui rêve aux charmes de Mélusine
Voit la blonde fée de la légende
Surgir plus brillante qu’un éclair
Les yeux pleins des charmes d'antan
Pour survoler un pays brumeux
Voile du château de Lusignan
Terre de romance où en creux
La Vouivre se meut, onde divine
Changée un instant en Mélusine
 
Sa peau étincelle pour elle-même
Laisse-la se déployer nue
Dans ta chambre, enfin revenue
Feu follet portant un diadème
Où brillent des pierres arrachées
Au sépulcre de Jérusalem
Où sa voix troublée par ce qu'elle aime
Déborde de richesses cachées
Au cœur d'une forteresse en ruine
Changée un instant en Mélusine.
 
Nourrie des parfums de la terre
Des caresses de l'Arbre en fleurs
La Vouivre pose son sceptre
De sucs sur l'épaule de ses sœurs.
Son amant s'enivre des lueurs
De sa silhouette débordant
De pâleur et du secret des cœurs
Ah ! grand fracas au fond de l'étang.
La vase très instable s'anime
Changée un instant en Mélusine
 
La brise est douce, le temps est clair.
La chevelure de Mélusine
A fendu les airs comme un éclair
Laissant deux sphères emplies de bruine.
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Le Promeneur du Mont aux Vignes
  
Jamais jour n'avait si bien commencé
Mêlant dans le lointain le vent et le soleil,
Et le silence aux nuances de l'aube.
Dans le calme de la Cité des Morts,
Paris s'éveillait, rejetant ses ombres
À grand renfort de brises et de soupirs.
Tu venais de mourir. Où allais-je
Vivre, rester veuve de ta conscience,
Mon pauvre promeneur du Mont aux Vignes.
 
 
Des gens pleurent, des pleurs dans les plis
Du Temps. Larmes des métamorphoses,
Les tombes sont recouvertes d'eau.
Voile gris jeté sur l'azur matinal.
Les amis font cercle pour dire
Une dernière fois la vie qui s'évade.
Leurs regards s’arriment au coffre de bois,
Aux aspérités du cercueil où tu dors,
Mon pauvre promeneur du Mont aux Vignes !
 
 
Dans les arbres au vert feuillage
Ton âme errante trouve son tronc, ses racines.
Ce n'est plus l'éternité mais la fin
Dont personne ne veut. Égarements
Dans la douleur exacte des chœurs. Dis,
Quel corps oublie les péchés d'avant la naissance,
Joue de ses muscles et de son sexe dans la boue
Du grand fleuve ? Quel corps renaît ? Le tien ?
Mon cher promeneur du Mont aux Vignes.
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Hiéronymus
 
 
 
Combien semblables les voix du plaisir et de la mort !
 
               Yukio Mishima, Le Temple de l’aube.
 
 
 
 
         A la façon d’un peintre qui ajoute des touches de plus en plus précises à son tableau, je reprends lors d’une remontée du Nil en bateau, les notes de mon voyage à Vienne en octobre 2003, un second voyage, après la grande odyssée accomplie en 1985, grâce à Hiéronymus. Ces feuillets par lesquels il faut bien commencer ont requis l’art du musicien, qui sait capter les rythmes vitaux, en usant de la plume comme on joue de l’archet d’un violon.
         Pendant mon exil en Égypte en 1986, j’adressais des lettres à Hiéronymus, que je venais de quitter. Je noircissais aussi des cartes postales aux vues exotiques, aux monuments sublimés, aux couleurs extravagantes, en faisant abstraction d’une époque vouée aux questions dérisoires qui ne manquent pas d’être posées lors des supplices. Je ne doutais de rien, loin de penser qu’en quelques décades, les cartes postales céderaient la place aux images numériques, et je faisais fi de ceux qui répétaient : « Tu écris magnifiquement, mais tu manques de logique ». Mes bouts de cartons joignaient la futilité aux grands monuments de l’humanité en figurant le Sphinx, les pyramides de Gizeh, les temples de Louxor et Karnak et surtout Philae. Les cartes postales délivraient des instants fugaces dans les boîtes à lettres d’amis moins énervés, moins nomades, auxquels les impressions routinières suffisaient. Rien de menaçant à écrire derrière une photo tirée sur du papier mat des mots vivaces ! Il y avait quelque plaisir à créer des formules incandescentes reprises pour différents destinataires. Je m’amusais à recopier les sentences de ce courrier agrémenté d’images dans mon Journal, rêvant de rendre immuables des phrases aussi changeantes qu’une relation entre deux êtres.
         Il y a un moment en Égypte où la lumière du soleil pénètre au fond du sanctuaire du temple d’Abou Simbel, une construction arrachée à son sol originaire. Au même instant, j’ai contemplé à l’Albertina de Vienne le portrait d’un homme peint au XVIè siècle dont les beaux yeux bleus me regardèrent en silence pour me rappeler l’ironie sensible des yeux clairs d’Hiéronymus. Derrière l’autoportrait d’Albrecht Dürer, des mains jointes imploraient mon âme. Les mains de Dürer sont modelées de blancheur et d’azur pour livrer aux regards modernes la force des ancêtres, sans oublier le sens imposant du futur. La technique du tableau est d’une grande pureté. Qu’ils sont rares les visages où la grandeur morale s’allie à la beauté en de si gracieux mouvements ! L’activité du peintre est comparable à celle d’Hiéronymus. Il coud des images sombres ou claires aux immenses forêts de l’esprit, forêts au vide impénétrable quand elles ne sont pas pleines de sortilèges. La représentation d’un visage, d’un paysage est plus aisée que la peinture des sentiments. Si l’homme de ce portrait se retourne pour contempler ses espérances, il sombre dans le néant de son temps, comparable à l’espace insignifiant d’une salle de musée. Il ne reste rien que les mains en prière.
         Retranché des fureurs de l’époque, Dürer se voua à un but suprême qu’il rata disons à peu près régulièrement. « Je suis un maître à Vienne, un parasite, un rien chez moi ! » écrivait-il dans une lettre envoyée à sa famille, quand il est tombé amoureux de l’Italie. J’aimerais savoir quels rêves il a écumé dans les rues animées de Rome, quelle voluptueuse majesté le transformait en dieu !
         Je visite la triade, le soleil, la lune, les étoiles, « Le Chevalier » bravant la Mort et le Diable, « Hiéronymus » au fond de l’antre où il étudie les figures indicibles qui président à son triste destin, et l’éblouissante, la retentissante « Mélancolie », l’Ange de Gérard de Nerval, qui condamne la connaissance non révélée. Les trois dessins gravés par les mains de Dürer sont aussi épais que les années qui ont vu naître ces œuvres, ces hiéroglyphes du Tout. La gravure originale de l’Ange de la Mélancolie est mille fois plus belle que les nombreuses reproductions modernes que j’ai vues jusqu’alors. Ses lignes incarnent le vertige de l’inquiétude perpétuelle, ces impressions perçues par les artistes irradiés par le soleil noir du suicide. La profondeur du noir renforce les figures symboliques du dessin. Le noir fait éprouver le déterminisme de la création contre lequel l’âme humaine se révolte, sans aller jusqu’au bout, jusqu’au génie nykhth-êmeron, nuit et jour. Voir ! toute la jouissance est là, tant de splendeur. A la rosée du matin, ils ont préféré ce sentiment d’ironie poignante, ce soupçon, ce mélange d'exaltation de soi et de sentiment de petitesse au milieu de l'univers, qui, pour les uns, est un manque terrible de rêves et de représentations imaginaires, et, pour les autres, un « manque d’être » auquel se voue l’homme moderne. Les trois gravures ont été imprimées en 1514. Cinq siècles n’ont pas pu effacer leur mystère. Le temps n’a pas changé leur attrait, comme le visage du peintre, comme les mains jointes sur lesquels aucun événement n’a prise.
 
 CAMILLE AUBAUDE
 
Camille AUBAUDE vit entre Paris et Amboise, dans la maison d’écrivains, laMaison des Pages de Charles VII. Docteur es Lettres, elle a enseigné à l’Université PARIS III Sorbonne ainsi que dans des universités étrangères pour le compte du Ministère des Affaires étrangères. Elle est l’auteur d’essais littéraires marquants sur le Mythe d’Isis, Gérard de Nerval et les Femmes de Lettres.
Tôt dans sa vie littéraire, Camille AUBAUDE a choisi l’écriture poétique, finissant Lacunaire en 1984, après avoir vécu dans une oasis algérienne. Elle s’est tournée vers le récit au milieu des années 1990, en écrivant La Maison des Pages. Ses textes en prose poétique, recueillis dans Ivresses d’Égypte (2003) ont établi sa position parmi les poètes de sa génération. Sur le sens que Camille AUBAUDE entend donner à ses poèmes, le Directeur littéraire Florian Rodari souligne « leur côté chanson, ballade ou ritournelle qui les rattache à la source même du genre ». « Ce ne sont pas les péripéties d'affects extrêmes qui manquent dans ces poèmes d’une perfection jamais atteinte. » (Lou Bruder, poète). « L’amour transcendé atteint une sorte de mysticisme, en restant sensuel et réel. » (Jean Marie Monod, Directeur littéraire). « Camille AUBAUDE vient de publier les Poèmes d’Amboise. Elle écrit chez elle, à La Maison des Pages, sur sa demeure mais aussi des rondeaux et des ballades sur l’amour et la nature, comme au temps jadis » (Raphaël Chambriard, La Nouvelle République).
Au-delà de ses activités littéraires et de son érudition, Camille AUBAUDE est une femme d’une grande profondeur de vues sur la poésie contemporaine, qui nourrit ses activités critiques et qu’elle édite à travers sa collection de poésie, “La maison des pages”, traduit et défend dans les médias (« Les Dialogues de Poésie »), ainsi que dans de nombreux festivals et colloques, en France et à l’étranger. Présidente de l’ALFOM (Académie littéraire de France et d’Outre-Mer), elle organise des conférences et des lectures de poésie au Sénat.
 
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