Le corps.
Le tien. L’enlacé. Un autre corps. Des et des corps.
Semblables ces villes littorales. Pleines de sable. Même par volets clos depuis des jours et aussi ? Des semaines, des forêts, des martinets dont seuls le cri, le ciel. Depuis la rencontre, depuis les lilas. Il y a toujours un corps. Long comme une ligne. Marquant le temps. Restanque, table d’orientation, aire de battage. Qu’il traverse. Sa voix dans la pierre ou la terre. Presque par transparence. Et, crépitante, la lumière jette sur lui son bleu froissé
S’effaçant toujours un peu plus. Corps. Même désiré, ouvert, les oiseaux dessus. Qui creusèrent leurs nids dans l’infini des yeux et des bouches.
Le corps vit dans le silence. Dans une telle cécité, que voit-il ? Du noir, du blanc, vert de Grèce, couchant, Sienne ? Ces couleurs, finalement, sont comme des îles. Et des îles. L’une derrière l’autre, celle du premier plan laissant apercevoir celle qui suit avec une sorte d’ingénuité. Île fidèle à l’île déjà plus brune
Au-delà des corps, au-delà, au-delà du plaisir qu’ils donnèrent. Sur le chemin douanier, à l’aplomb de la mer, c’est là. Que déjà tant de corps. Les uns sur les autres à former un tertre recouvert de sable et de schiste.
C’est alors, un cri ! Celui dont ils ont retenti bien après l’étreinte. Là, tout ce rouge qui dans l’humidité se décompose.
Là, cette branche en fleurs. Qui glaciale, éphémère. Même si nous avions cru couronner le corps
Ne subsistent que les résineux parce qu’ils sentent fort.
S’ils s’élancent au-dessus du vide, leurs reflets font monter l’eau.
Et toutes ces pommes de pin accrochées à la fraîcheur du vivre. Dansent, dansent ! La vie, la vive, gibet court, gibet laconique où. Comme des coups de feu. Entendre, qui étincellent brièvement, les pommes de pin.
Avec les corps ligneux que nouent plus avant les racines. Au milieu des fruits tombés, là où les parfums sont plus frénétiques. Corps. Autre corps. Des corps. Un peu d’oiseau. Et d’ombre. Et de couple. Et de jour
Lieu. Aire. Arbres fruitiers. Vantail ouvert. Et quelque chose de clair qui passe. Que dit-on de cela ? Qu’une présence…
Avec une forme. A imaginer. A se rappeler. L’été où le jardin entrait dans la maison noire, portes closes, murs épais, et cette poussière, et ce sable, et ces pétales, et ce chapeau de paille accroché à la patère. Tout s’est amoncelé. Jusqu’à ce que la brise elle-même semble se matérialiser. Cela s’entendait du fond de la chambre. Quelque chose d’un peu félin dans le pas ou le frôlement des murs. Mais ce n’était pas le chat qui, tout à l’heure. Il avait fait siffler l’air comme une épée !
La… la, forme, silhouette, colonne, présence, on ne savait qui. Mais chantonnait. Parce qu’il y avait des brins de paille qui glissaient sur un rai de lumière. Puis un oiseau complètement affolé
Pourtant il faisait encore sombre dans la maison. Une robe vaporeuse suspendue dans le noir presque uniforme de la chambre. C’est un noir épais. Un lieu gouaché. Il signifie que tout a disparu. Que l’effacement s’est produit le jour où la robe…
La branche du mûrier a fini par empêcher la fermeture des volets. La maison retournée, son jardin intérieur, ses poutres, ses tables, ses cendres dehors.
Sur la terre – à chercher les empreintes dans toutes les pièces – des craquelures, des fourmis. Une file ininterrompue. Voilà ce qui se perçoit dans l’herbe blanche et le sol labouré. Une aire minuscule où tournent des fourmis, longues, longues, lentes. Quelle forme inventer ? Une ville. Ou plus simplement une grange. Un théâtre. Une haie. Qui les emmure. C’est à peine visibles, à peine prisonnières, que les fourmis montent leurs remparts. Avec pailles, tiges, fils, fragments, fruits noirs du mûrier
Qu’aurait-on oublié de dire ? La robe jetée comme un suaire sur. Lentement désagrégé le corps, et qui rejoignait le lieu. Les fourmis tout le long.
Il arrivait parfois qu’un peu de conscience et de tendresse. La robe tombait. A tenir dans son passage, de l’amour, de la soie, une certaine douceur, puis, très vite, toutes choses pleines de vivacité, de souplesse, de clarté, de ce qui était contraire à l’enfermement
T’attendre. Attendre. Tendre. A la tombée du jour. L’immobilité d’un arbre pour se glisser dans les ombres qui bougent sous lui.
Etendre sur toi quelque chose de très léger. Qui te rend presque immatériel. Qui souffle. Tu es bleu, entouré de cellulose.
Tandis que, égrené - qui ? quoi ? - prend forme sous terre, à l’abri des regards. Les mains, les bouches n’ont pas cessé.
Des fondations, des douves, où passer. Les pas, les traces, les fleurs arrachées, au-dessus. Une imperceptible chaleur. La fumée des vallons. Labours, rangs de vigne convergeant vers la haie toute proche. Que le jardin est net !
Le monde se rétracte. Il est blanc. La serre est vide. Il n’y a que des narcisses, des lis narcisses, de courtes grappes odorantes de citronnier.
Des corbeaux traversent en croassant. Quatre ombres instantanées dans la fable. Plus la ligne parfaite d’un avion qui a disparu juste après la corniche. Plus le pin. A ses branches, des points, des écailles, ce qui brille encore. Comme si chargé d’eau par la lumière avant qu’elle ne bascule.
L’ombre légère des cistes sur la roche remue à peine. Le cœur est pris dans l’épaisseur des vêtements. Coller l’oreille sur ce qui léger, léger, gris.
Un peu lointaine, la voix. Sans battement. Sans fleur
L’arbre. Ce sont les ombres de ses feuilles qui s’agitent sur le sol.
Ne croyons-nous pas être dans un aquarium ?
Il n’y a aucune couleur. Un dessin, toujours le même, cent fois multiplié. Noir. Disparu. Aurais-tu une canne que tu ne saurais le saisir ? Serais-je davantage capable de le formuler ? Avec paroles magiques, miroir ou baguette ? Nous avions même songer à nous taire. Jeter des cailloux. Effeuiller les roses. Lancer les dés. Prélever tous les soupirs et les pauses d’Erik Satie.
Peindre du blanc t’est venu à l’esprit. Excentrer ton sujet au point de le faire disparaître. Est-ce que le temps pourrait un jour fixer les contours de ces feuilles ? Qui continuent à ondoyer et à se perdre. Sur le mur, sur l’allée du jardin, l’arbre en se projetant, désagrégé, effacé. Comme le temps, comme le temps, il fuit, il s’estompe.
La forme la plus exacte. La plus mesurable. Peut-être aussi réconfortante. Serait ! Une ombre. Tu pourrais prendre ses mesures, la forme nous serait rendue. Et le monde. Ah ! Le soulagement est si grand. Qu’à une telle pureté dans les proportions, aussi noires soient-elles. Nous accordons une touche de bleu. A peine visible. Et qui ne bouge pas. Et permet aux feuilles au-dessus, d’être plus vertes et plus solidement attachées à leur arbre
Hier.
Un nuage devant le soleil.
A créé une grande grande ombre sur la colline. Des rochers, des pins, des chênes, plus rien. L’ombre avait tout absorbé. Le noir régnait comme matière absolue. Avec des ondulations, des moires, toute une immense main de maître déployée sur le flanc de la colline. En bas restait. En même temps qu’un enclos. Des choses que nous aurions voulu voir disparaître. Les débris. Les déjections.
Jusqu’à ce jardin. Il est merveilleux ce jardin. Les fragments blancs rejetés dans l’herbe. Sont les pâquerettes, avant que la nuit ne les referme. Nous nous reposons sur un banc
Tout se prolonge dans la brume et reste invisible. La chair est comme intérieure, rendue à sa plus stricte lumière. Peut-être est-elle avivée du rouge des rivières de sang qui la traversent. N’est-elle pas immense puisque je ne la vois ? Immense de la terre où elle serpente. Aujourd’hui, c’est le minéral qui la couvre. L’enveloppe. Mais elle s’échappe encore. Volerait-elle ? Le papillon léger et petit. Cendre, cendre, se pose, repart, poudroie. Lenteur à présent. Un ponton s’avance dans les nuages. Son os unique et furtif. Ce qui fait que la chair est partout ailleurs. J’ai trouvé une violette. Sous les feuilles cette odeur encore d’automne. Une constellation de fleurs blanches. L’étang qui brille a-t-il gardé le reflet distrait de la lune ? Brutal, le ponton qui se perd dans ce lointain où je n’ai pas accès, revient vers moi. Il est plus rapide qu’une cascade. Il me traverse. Qu’il est fier ! Il ne s’arrête pas aux cris que je pousse. Des lignes, dans l’eau, dans la terre, dans les tiges et les troncs qui s’élancent du sable pour monter au ciel. Elles ne vont pas à l’infini. Elles sont comme autant de flèches. Leur pointe est humide et ramène une odeur familière. Aucune dureté, à peine si elles sifflent. Pourquoi ai-je crié ? La crainte sans doute d’accueillir un terrible mystère. Celui en fait d’un ponton à présent minuscule. Le voyez-vous ? Presque roux, c’est le soir. Un oiseau rentre dans les terres. Ecartant les lèvres du crocus que la fraîcheur de l’heure referme, les étamines, je les fais se dresser depuis le cœur. Depuis l’horizon, ce pont réduit par les brumes qui ne sont que la distance presque abolie du rêve à la réalité. Les montagnes se déplacent comme des shojis. Un linge est noué aux branches. Le sable est ratissé. Un tas de pierres. Quelle présence ! Quand je t’aime et que je souffre, tu es comme une flèche. Comme un pont suspendu au-dessus du torrent dont je ne vois pas l’autre rive. C’est mon sang qui bouillonne tout au fond. On dirait même qu’il gronde. Je préfère la feuille qui voltige. Ou la terre chaude sous la plante de mes pieds. Une tendresse me baigne toute. Des pierres roulent. Des pétales vont nombreux . J’entre
« Un ami japonais me répondit que dans notre vision occidentale, les lignes de fuite d’une perspective convergeaient toutes vers un point situé à l’infini. A l’inverse pour eux, ce point se trouverait à l’intérieur d’eux-mêmes. »
- récit du photographe Guy Jaumotte -
« Depuis le 2 juillet j’attends le “change” et il n’est pas encore arrivé, maintenant je suis toujours sur le qui-vive peut-être se sera-t-il trompé de chemin et pauvre de moi car je vieillis dans l’Enfer, toujours seul »
- Antoine Blaise Palma, 20 août 1936, Vallée des Merveilles -
De, de, … de l’espace au chant, aux danses ventre nu, à la paonne qui pousse son « glas »-le mot qui vient sur son cri comme son corps traverserait de plumes notre corps et notre ombre
Poussières et même graines pétales de couleur à passer dans le jardin dans le martèlement du fer dans les bras dans les jambes, …de, de, de solitude, j’ai entendu le cri de paonne qui recouvre
Et de ce sapin, de ce trop d’arbre haut et poignard avec lequel, penché d’une fenêtre sur le jardin, je pense et j’inscris
Ses branches sont parfaites, régulières, de cette rondeur acquise d’une mémoire des routes qu’il n’a pas parcourues, de cette roue défaite, de ces viscères vives sous le soleil
De, de, … de la montagne qui ne bouge pas à travers ses branches à la femme déterrant pommes, radis, taupes, squelettes d’oiseau
Mouvements d’herbes et de filandres est-ce le vent est-ce la racine surface des lacs si près de l’invisible
Est-ce caché par les touffes de linaigrettes ou un monde réellement englouti et de cette hallebarde, de ce trop de lame,
Je pensais et j’inscrivais
De, de,… de ce souvenir, de ce cri d’oiseau enclos, de ce ventre de femme à l’étendue du lac, j’inscrivais, je vieillissais
Voilà l’attente, voilà si large si long l’immobile qui rêve, quelque chose qui court du brin de laine à l’infini dans mes réticulés[1]
Où seule une corne pouvait signifier l’issue comme mon corps qu’une corne traverserait
Et ces présences dans mon dos, l’arbre et le chamois, mettant de l’espace parmi les mouches et les chairs, de, de,… de tous les reflets du lac construire autour de moi le gris froid de la roche
à Jeanne et Jean-Louis
Des arbres en fleurs m’entourent. Ce sont des palais où l’on me raconte une nouvelle histoire chaque matin. Ames estompées, mains pendantes, jusqu’au bout-désespoir, jusqu’aux allées-beau couple, homme en blanc, une femme sans une hâte sans une larme… Je voudrais les reconnaître. Les peser au ventre. Les marcher sur le sol où sont les pétales arrachés à ces lourdes roses qui fanaient. C’est à cela que je les vois beaux, que je frôle-couple. J’ai cherché à les attraper. Armée d’une serpe ou d’une nasse, c’était tantôt la mer où ils nageaient loin-formes défaites. Tantôt c’était le jardin, maison littorale, mon vase à la main et ils coupaient ocre, rose et gris. Comme les trois ors, le jour est rose et la fenêtre profonde, profonde, ils marchent nus, ils nagent nus, ils vont nus au japon des cerisiers
Oui, j’ai détaché de leur rêve, lambeaux-soie des vestes, oui, j’ai rêvé. J’ai nagé, peu m’importait le souci de l’horizon, ni de les retenir. J’avais cette mémoire des mains sous longue plus longue la palpitation. J’avais ses yeux au-dessus de l’amour-corps. Et j’avais ses papillons posés bref. Et je répétais le « u » et le « o » pour écrire le corps et le corps et la bouche heureuse. S’ouvrent. Dansent. Ailes du « o », ailes d’autre car j’aimais voir le dessin des aiguilles de pin sur le sol. J’ai pris un miroir de nudité, qu’ils étaient beaux ! J’aimais voir, et la caresse du miroir me couvre de sacs gris avec des trous-égrenant jours et jours clairs et corps et corps. Ame posée, ses yeux. Tremblement. Chuchoter nuit, « o », « u »
L’oubli.
Casser la mémoire ou y faire des trous de hallebarde qui dessinent la vie, les étoiles et les dieux
A moins de l’éclipse. Son visage noir, comme une orante, en silence, passe, passe devant nos yeux. Nous sommes aveugles au désir. Qui nous a pris à l’intérieur. Qui brûle jusqu’à ce que noirs, nous aussi, et fugaces et coulissiers
La bouche se tord au moment du baiser. Elle est un grand rond sombre où l’œil s’engloutit.
La rose du jardin est désorganisée, non plus rouge. L’herbe ne bouge pas. Aveugles toujours nous nous intéressons à ce qui bougeait d’elle avant
Le schiste comme la Tour qui surplombe, dru, serré. C’est le noir qu’il ferme à toute lumière
L’oubli, la roche en est incapable.
Que pouvions-nous faire ? Etreindre. Tandis qu’un chien gémissait. Et que des plants affleuraient sur le labour comme des poils sur la mort, la vie, les sexes, les attentes.
Corps, les noués, les frottés, les étincelants. Sous la vaste pensée grise en fin de nuit, en approche du rivage.
Nous sommes sous le ciel. Dans la chute. Dans la femme dont rêvait le berger seul dans ses montagnes.
Que des abstractions comme des étoiles une à une. Face, Tour, rose, bouche, labour, schiste, traits. Dors le désir jaillis, et l’utérus où les lignes de nos corps comme des rayons de soleil en traversant la surface, la mer, les profondeurs
CHANTAL DANJOU
Poète, nouvelliste et critique littéraire, Chantal Danjou, après un long séjour parisien, vit et travaille aujourd’hui dans le Var. Membre de la Maison des Ecrivains et de la Littérature. Sociétaire de la Société des Gens de Lettres.
Titulaire d’un doctorat de 3ème cycle, professeur de lettres modernes, elle anime des ateliers d’écriture et depuis 1989, elle participe à faire connaître la poésie contemporaine avec l’association qu’elle a fondée et dont elle est la présidente, La Roue Traversière.
Toko no ma suite poétique, Ed. L’Improviste, 2005
extraits traduits en japonais
Malgré le bleu recueil de poèmes, Ed. du Nouvel Athanor, 2005
fragments traduits en espagnol par José Marìa Lopera
Blaues Land éd. Pop lyrik, Ludwigsburg, Allemagne, 2006
Formes prose poétique, Ed. L’Improviste, à paraître
Poètes, chenilles, les chênes sont rongés prose poétique, Ed. Tipaza, à paraître
A noter, en novembre 2004, un numéro spécial de la revue poétique Encres Vives, n° 315, novembre 2004, en hommage à l’auteur.
**