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Finalement, c'est toujours ainsi que je m'étais imaginée. Entourée par le silence des bords de la Marne. Langoureuse, allongée sur une méridienne appelant la sieste. Dans un petit jardin bohème où rien n'est fixé. Où la lavande côtoie le laurier rose, où la menthe s'étale sur les orties, où l'herbe pousse au gré des saisons, en épis de blé ou en paille desséchée. Aucun luxe, aucun ordre si ce n'est celui de la nature qui à ses heures chante à tue-tête, ou se tait, la nuit venue, laissant place aux limaces dont on retrouve la trace au matin. A peine planté, tout pousse avec force. L'arrosage reste ma seule contrainte pour tenir en vie ce petit coin de paradis si près de Paris.
A travers mes cils, j'entrevois l'abeille travailleuse. La lavande se soumet à l'insecte, penchant sa tête mauve,
à peine dressée, vers le sol. Le soleil encore haut me caresse tendrement d'un été qui eut peine à venir. J'entends les battements de mon coeur, la respiration de la petite chienne couchée sur le
bas de ma jupe. Comme je suis bien, si loin de tout. Ce tout peut attendre encore un peu. Je suis attentive. Seule la conscience d'un possible pire me fait ouvrir les yeux sur le meilleur. La
clématite alors si petite l'an passé, s'enroule désormais autour des poutres hautes de trois mètres. Elle me nargue l'air de dire : « Tu vois, tu n'avais pas confiance en moi,
tu me trouvais trop fragile, regarde aujourd'hui comme je suis grande et forte ». Oui, bien grande.
Ce moment est précieux. Rester encore là. Sans bouger. Comme un rocher sur lequel un oiseau pourrait se poser. Une fleur de jasmin échappée du tuteur me taquine le pied. Je la laisse faire. Elle prend possession de ma cheville, s'enroule délicatement autour d'elle. La nature est vivante et m'apprivoise. Que rien ne vienne troubler cette sieste improvisée. La maison me renvoie un calme rare. L'adolescence a déserté ce lieu tant aimé d'eux pour une virée que je bénis.
Comme il est bon ce temps de l'observation de la mouche posée sur le genou.
Je la laisse faire. Frotter ses pattes de devant. Peut-être suis-je vraiment devenue rocher. Ma vie est presque finie, pourtant je le tiens encore, ce temps lent de l'enfance. Ce temps de le
prendre. Ce temps sans bout, alors allongée dans l'herbe.
Après le malheur, j'ai vu les nuages. Plongé mes yeux dedans pour ne plus jamais les baisser. Les yeux toujours
tournés vers le ciel oublié, plus jamais vers le sol à coups de bâtons. Je ne l'ai plus perdu ce nouveau temps de l'enfance. Juste après,
il ne m'a plus quitté. Pour cela, je le retrouve facilement. Comme à présent. Le soleil insiste. Montrant aux papillons blancs le chemin de la chaleur. Oui, je m'étais imaginée ainsi. Ecrire,
dans ce jardin bohême, en dessous de la maison, en dessous du rire de mes enfants, loin de leur père. Loin de l'homme. Non ! Ne pas y repenser, là, tout de suite. C'est si loin. Ecarter ce moment
de la bulle du chemin quotidien. L'extraire et le poser à côté.
J'ai chaud. Dans le froid, debout, nus. Nous étions tous. Je sens précisément encore la coupure de ce moment là.
Comme je sens cette gouttelette qui stagne sur un coin de mon front et commence à s'aventurer très lentement vers ma tempe. Sous elle,
je sens le battement de mon coeur. Léger. Pas emporté comme il a pu l'être tout au long de ma vie. Un coeur calme, posé dans la même respiration que l'air.
Ma bouche se dessèche légèrement. Ne pas me lever. Rester avec la soif. Tant pis.
Si je me lève, tout sera différent. Ne pas briser ce moment. La nature commence à s'habituer à ma présence. Les merles se rapprochent de moi et osent me pousser la chansonnette. Devenir une masse
inerte. Me confondre avec le reste. Un ver de terre que j'ai poussé à sortir la veille en plantant, est encore là. Dans ma pelle, je l'ai regardé, chassé mon dégoût pour bien voir en face qui
aurait raison de moi.
Je sens mes paupières s'alourdir. La chienne dort depuis bien longtemps, paisible.
On frappe... Peut-être est-ce le moment ? Mon heure ? Il paraît qu'ils viennent sans prévenir et hop plus personne. Pouf ! Ils vous embarquent. Ils insistent. Chut ! Ne rien dire, ne plus respirer. La chienne n'a pas bougé. Elle non plus ne veut pas perdre cet instant. Elle est toute entière avec moi. Je suis heureuse que les enfants soient sortis. Ils ne pourront pas les prendre. Ils resteront libres. Ils tambourinent à présent. Ils s'impatientent. Je les laisserai m'emmener, ainsi ils ne reviendront plus dans cette maison. Sauver les enfants. Je ne comprends pas très bien ce qu'ils disent. Ce qu'ils crient. On dirait de l'allemand. C'est sûr, ce n'est pas du yiddish. C'est plus doux oui, beaucoup plus doux le yiddish. Ne pas ouvrir mes yeux. Rester encore là, un peu, un tout petit peu. Prendre encore cette langueur rare dans mes sens. M'en souvenir longtemps après. Ils s'impatientent de plus en plus à présent. Tapent de plus en plus fort. Faire un petit effort. Entrouvrir mes yeux. Ce flou entre mes cils. 26666, sur mon bras. Je vois le bleu des chiffres. Le bleu un peu délavé, chiffres tordus par la vieillesse.
Les cris se rapprochent. Ils entrent, je le sais, je le sens.
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Grand-mère, grand-mère !
Pourquoi me secouent-ils comme ça ? J'étais si bien. A présent, ils ont réveillé ma chienne et fait fuir les merles.
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Cela fait une heure que l'on tape à la porte, alors on s'est inquiété tu comprends et on a appelé les pompiers du coup ! Grand-mère, tu nous entends ??? Grand-mère !
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Ca y'est, ça recommence, ils vont encore me forcer à vivre.
REBECCA WENGROW
http://www.m-e-l.fr/fiche-ecrivain.php?id=456
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