Ciel vert
Le passant, chauve et ventru, s’essoufflait à remonter la rue Olivier de Serres. Il cherchait à rejoindre le tramway qui longeait le Boulevard des Maréchaux. Mais il était un peu en avance. Le chantier n’était pas encore terminé. Il contempla la coulée de gazon frais qui dissimulait les rails. Il eut envie soudain de s’étendre dessus et d’admirer le ciel qui était d’un vert trop acide pour être naturel. Mais une vieille femme, engoncée dans un long manteau, l’en empêcha. « Attention au tram ! » s’écria-t-elle d’une voix revêche. « Aucun danger, répliqua-t-il, il ne passe pas encore ! » « Qu’est-ce que vous en savez ? » répondit-elle en lui faisant un pied de nez. « De toute façon, c’est une belle journée pour mourir, non ? » plaisanta-t-il, bien qu’il n’eût pas envie de rire. « Oh, moi, il y a longtemps que je suis morte ! » marmonna la vieille femme entre ses chicots jaunâtres. « Moi aussi, dit l’homme, et je m’en réjouis autant que vous ! » « Alors, on s’en fiche comme de l’an quarante du tramway, n’est-ce pas ? » s’exclama la vieille femme en lui tirant la langue. « Et de tout le reste aussi ! » ajouta-t-il. « Bien sûr ! » approuva-t-elle d’un ton ironique. « Si vous le souhaitez, donnez-moi le bras, je vais vous aider à traverser les rails », proposa-t-il galamment. « Couchez-vous plutôt sur le gazon, et laissez-moi vivre en paix ! » grommela-t-elle soudain. « Comme il vous plaira ! » répondit-il en s’allongeant voluptueusement sur la coulée d’herbe fraîche. La vieille femme fit mine de s’éloigner. Mais elle revint sur ses pas, en claudiquant. « Vous savez ce que je déteste le plus au monde ? » demanda-t-elle. « Non ! » balbutia l’homme, pris au dépourvu. « Les fientes de pigeon ! dit-elle dans un souffle rauque. Il y en a plein mon appartement ! » « Fermez vos fenêtres ! » répliqua-t-il. « Il y a belle lurette que je n’en ai plus, le vent les a emportées ! » « Le monde est devenu un cloaque ! » s’écria-t-il en levant les yeux au ciel qui verdissait de plus en plus. « Un effroyable charnier, à ne pas mettre le nez dehors ! » ajouta la vieille femme d’un ton amer et en grinçant des dents, comme si elle se sentait responsable de l’état pitoyable de la planète. Le passant n’eut pas le loisir d’approuver. Un tramway, lancé à pleine vitesse et sans faire le moindre bruit, lui passa sur le corps. « Je vous avais dit de faire attention ! » jubila la vieille femme édentée, en éclatant d’un rire strident. Puis, d’un geste brusque, elle déploya son manteau, et s’envola au-dessus des immeubles. Le ciel vira au noir. Des éclairs électriques jaillirent des rails. La terre s’ouvrit en deux. Paris n’existait plus.
FRANCOIS TEYSSANDIER
François TEYSSANDIER. Comédien, puis enseignant. A publié 3 pièces à L’Avant-scène théâtre et 2 recueils de poésie (dont Livres du songe, aux éd. Belfond, qui a obtenu le prix Louise Labé.) A publié des nouvelles dans les revues Nota Bene, Roman, Brèves, Moebius (Québec), Rue Saint-Ambroise, Muze, et des poèmes dans une vingtaine de revues en France et en Belgique. Vit à Paris.