Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - JEAN-CLAUDE TARDIF

Publié par ERIC DUBOIS sur 1 Avril 2013, 19:16pm

Catégories : #nouvelles

 

 

Nouvelle

 

 

La première fois que ses yeux se posèrent sur moi, je crois bien que j'ai cillé, que j'ai reculé sous la pression de leur couleur ou bien plutôt, sous sa quasi-absence. Ses iris étaient vert d'eau très pâle ; presque translucide. Est-ce pour cela qu'ils vous transperçaient, semblaient lire en vous avec une facilité qui ne pouvait qu'effrayer celui qui était l'objet de cette lecture silencieuse. Je ne sus que bien plus tard qu'elle se prénommait Lola. Elle vint droit sur moi. Il faut dire qu'au plus frais de la journée, sur cette promenade dont j'ai aujourd'hui oublié le nom, la foule était dense. Je crois que même si je l'avais voulu je n'aurais pu la fuir, fuir son regard. Mais je crois qu'alors je n'y ai pas même songé. Ces yeux m'aimantaient plus sûrement qu'une phalène la lanterne du phare de Groix. Derrière elle, à deux pas, marchait un homme grand, habillé à la façon d'une caricature de texan comme on les imagine quand on n'en connaît pas - ou comme un patron de baraque foraine. Ils marchaient droit devant eux et personne ne semblait leur prêter attention. Tous, autour de nous me paraissaient ne vouloir qu'une chose : notre rencontre.

 

Je rentrais de quelques jours passés à Ronda, où j'avais retrouvé mon ami José au musée des arènes, avant de parcourir avec lui la vieille ville, la plaine et les histoires – vraies ou non – qui font le passé des villes qu'on aime. Quatre jours, et autant de nuits d'amitié et de fatigue auxquels je repensais avec tendresse alors que je marchais sur ce trottoir, dans cette ville presque frontalière. J'ai remarqué, bien souvent, que ces toponymies de lisière, ces lieux où se mêlent les couleurs, les sons et les odeurs du Monde, sont propices au voyage ; aux questions sur le voyage. Celui dont vous revenez, celui que vous envisagez ou celui qui se tient sous votre pas. C'est là ce qui se produisit.

 

« Pourquoi hésites-tu ? - me lança-t-elle en se plantant face à moi - On ne fuit pas ! Jamais ! La fuite n'est qu'une immobilité qu'on diffère ; Jusqu'à la dernière ! Dernière fuite ? Dernière immobilité ?... Va savoir ! Puis, sans que rien ne le laissât prévoir, pour la première fois, j'entendis son rire. Là !, sur ce trottoir. Un rire clair, fait de jeunesse, négatif de son corps, son visage. Un rire qui faisait entrer la vie dans le vert d'eau de ses yeux. Comment nous retrouvâmes- nous quelques minutes plus tard – à moins qu'un siècle ne fût passé – en terrasse de ce petit bistrot à l'écart du boulevard ? Je ne saurais le dire. Je me revois, parlant de l'Andalousie, de Ronda et de mon ami José, l'historien des brigands de la Sierra. Elle murmura soudain : « Là-bas aussi il s'en est passé des choses. »

 

L'homme s'était assis à sa gauche. Il avait posé devant lui son chapeau. Il se tenait très droit, ses deux mains étaient jointes, doigts entremêlés. Depuis notre rencontre il n'avait dit, prononcé une parole. Je n'avais pour ma part pas pris la peine de m'adresser à lui. Tout ceci avait été si inattendu, si rapide. Une ville frontalière, un trottoir, une foule et dedans un regard qui vous happe, vous cloue. Maintenant que je pouvais l'observer à loisir je m'apercevais que ses yeux étaient aussi sombres que ceux de Lola étaient clairs. Il y avait en lui quelque chose de fier, de noble mais j'eus été en peine d'expliquer ce qui me laissait penser cela.

 

Elle me dit soudain qu'elle ne connaissait pas Ronda. Que bien sûr on lui avait parlé de Casarès et de tous ces villages blancs mais elle, elle ne s'y était jamais rendue, à moins – ajouta-t-elle après une pause – qu'elle préférât les oublier, les sortir de sa mémoire. Alors me rappelant son murmure de tout à l'heure, je lui demandai sans retenue : « pourquoi avez-vous susurré tout à l'heure Là-bas aussi il s'en est passé des choses.? » Elle eut un haut-le-corps et me jeta avec morgue : « si tes yeux ne ressemblent à rien, tes oreilles ont quant à elles le défaut d'être trop fines... Je ne sais pas si nous devrions boire ensemble ce soir ? » Puis joignant le geste à la parole elle commanda à un garçon qui passait trois izarra verte (1).

 

La nuit durant je me laissai conduire par cette étoile dont la couleur était plus soutenue que celle des yeux de Lola, mais non moins dangereuse. Lola et moi, nous buvions lentement, avec de longs silences qui ne faisaient qu'ajouter au silence de notre compagnon. Je lui parlai de mon périple de l'autre côté de la frontière, de ces semaines de voyages entre le Pays Basque, la Castille et l'Andalousie à la recherche de qui et de ce que j'étais. Ses yeux étaient sur moi, sans que je puisse deviner s'ils me veillaient ou s'ils cherchaient à me noyer en leur profondeur. « De lo poco de vida que me resta/ diera con gusto los mejores años/ por saber lo que a ostros de mi has hablado. »(2) je crus reconnaître trois vers de Bécker juste avant qu'elle ne parte d'un grand éclat de rire nerveux, la tête rejetée en arrière, comme elle devait le faire au jour de ses vingt ans.

 

(1) Izarra = étoile (en basque)

(2) « Du peu de vie qui me reste/ Je donnerai avec joie les meilleures années/Pour savoir ce que les autres disent de moi »

 

 

L'instant d'après le visage fermé, ses yeux me fixaient de nouveau. Me vrillaient les tripes avec un rien de douceur qui ne rendait que plus douloureux encore leur poids sur moi : « N'en crois rien môme, le regard des autres ne me fait plus rien depuis bien longtemps, ce qu'ils disent, pensent de moi, m'indiffèrent. Qu'il me prennent pour la gitane de Falla ou la dernière infante d'Espagne, je m'en contrefous et, crois-moi, tu devrais t'empresser d'en faire autant. Me croiras-tu si je te dis que, moi qui te parle j'étais présente à la dernière lecture de Federico à Madrid en Juillet 36 ? Aux amis que nous étions il a lu, fort bien d'ailleurs, sa dernière pièce La Casa de Bernada Alba.Aujourd'hui encore j'ai sa voix dans l'oreille, sa douceur. Puis il nous a dit qu'il partait pour Grenade. Que tout y serait plus calme. Qu'il y serait en sécurité. » Elle se tourna vers son compagnon, lui caressa la joue avec une douceur qui me parut incroyable. « Lui aussi se souvient j'en suis sûre ! Et pourtant vois-tu, même si la voix de Lorca résonne encore en moi tant d'années après, une seule m' importe ; sa voix, sa voix à lui. Cette voix que je n'ai plus entendue depuis si longtemps, et dont je crains qu'elle ne s'efface jusqu'en ma mémoire. Ce serait terrible tu comprends ! Ne plus l'entendre puis l'oublier. Oublier avec elle ma jeunesse, la nôtre, celle que nous avons partagée, lui et moi.

 

Sa voix, il l'a laissée là-bas, comme d'autres y ont laissé leurs vies entre août et novembre 38 quelque part au Nord de Barcelone (3) Cent treize jours pour tout perdre, pour égarer jusqu'à sa voix ; ses rêves et ce qui vous fait les partager... Je ne sais pas si tu me comprends ? Lui, il entend chacune de mes paroles, les suit dans l'air dès qu'elles franchissent mes lèvres. Je vois ses yeux les suivre, ils leur dessinent des galbes qui me rendent soudain plus belle. Je sais que pour lui encore, malgré les ans, je suis belle. Je suis comme j'étais alors et je l'aime en retour comme je l'aimais lorsque nous n'étions encore que deux jeunes éperdus de mots, de rires, emplis de cette vie que nous ne demandions qu'à vivre... Jorge te le dirait s'il le pouvait ; Tiens! Tu vois, il te le murmure.

Je regardai l'homme, et en effet, le temps d'une seconde, moins peut-être, il me sembla que ses lèvres bougeaient. J'en fus ému aux larmes.

 

(3) La bataille de l'Ebre

 

 

 

 

 

JEAN-CLAUDE TARDIF

 

 

Poète, écrivain.

 

 

Plus d'infos sur : http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=poetheque/poetes_fiche.php&cle=674

 

http://poesiealindex.blogspot.fr/2007/12/jean-claude-tardif-qui-est-ce.html

 

http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/jean-claude-tardif

 

 

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