Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - LAURE WEIL

Publié par Le Capital des Mots sur 3 Novembre 2017, 16:52pm

Catégories : #articles - articles critiques, #art contemporain

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, lauréats du Prix Marcel Duchamp 2017 Unconformities, 2017 (Time Capsules, Palimpsestes, Zig Zag au fil du temps) Vue de l'exposition du Prix Marcel Duchamp 2017 au Centre Georges Pompidou Installation vidéo, sculptures, impressions sur papier © Centre Pompidou/Audrey Laurans - Avec l'aimable autorisation des artistes.

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, lauréats du Prix Marcel Duchamp 2017 Unconformities, 2017 (Time Capsules, Palimpsestes, Zig Zag au fil du temps) Vue de l'exposition du Prix Marcel Duchamp 2017 au Centre Georges Pompidou Installation vidéo, sculptures, impressions sur papier © Centre Pompidou/Audrey Laurans - Avec l'aimable autorisation des artistes.

« Les statues meurent aussi » *

L’exposition du Prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou jusqu’au 8 janvier donne un aperçu des préoccupations d’artistes contemporains. La tentation est grande pour nous visiteurs d’y chercher une cohérence qui faciliterait notre accès à un art dont on a parfois du mal à cerner les contours tant certaines propositions semblent ouvertes à notre seule subjectivité. Cinq artistes dont un duo compose cette année la sélection qui concourait à ce prix. Duchamp a proposé son ready-made Fontaine à la première exposition de la Société des artistes indépendants de New York en 1917. Elle y a été refusée parce que l’urinoir est apparu au jury comme une provocation insupportable à la pudeur refoulée autant que comme un objet fabriqué industriellement. Cent ans plus tard, la résurgence du ready-made flotte encore sur cette exposition mais cette fois les œuvres foisonnent de signes à interpréter et relèguent le musée à un lieu déserté par l’art.

La première installation Sous les plantes la plage montre des étagères métalliques posées sur un monticule de terre. Une île où différentes formes d’ampoules émettent en code morse des textes liés à d’anciennes utopies. Au sol, un texte en anglais que l’artiste Maja Bajevic n’a pas traduit. L’utopie est reléguée à une terre lointaine dont on évoque la possibilité mais sans nous l’expliquer ou du moins nous la rendre audible. Faut-il donc que l’on n’ait plus confiance en notre jugement pour nous priver du libre arbitre de la pensée ? De l’autre côté de la salle, un poste télé diffuse des publicités en noir et blanc des années cinquante-soixante. D’un côté, le signal inaudible d’utopies et de l’autre, le faux-semblant des publicités, ne nous laissent guère de perspective sur notre monde désenchanté. Pourquoi tous ces langages se télescopent ici sans nous permettre d’accéder à une compréhension claire de leur message ? S’agit-il pour l’artiste de faire la démonstration d’une œuvre d’art devenue inaccessible parce que limitée à sa seule fonction de communication ? Un message qui ne serait plus actualisé mais relégué à des discours dont chacun sait qu’ils appartiennent à une projection d’un imaginaire daté et jamais réalisé.

L’installation Palimpsestes du duo des artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige nous plonge dans une minéralité qui nous enchante par sa dimension concrète. Mais l’illusion est de courte durée. Pour répondre à notre appétit de voir, les artistes utilisent de simples cailloux qu’ils présentent sous la forme de prélèvements géologiques. Encapsulés dans des cylindres de résine, l’excavation des carottages opérés à plusieurs mètres de profondeur est présentée comme des piliers entre lesquels nous déambulons. Sur les murs, les mêmes prélèvements sont repris horizontalement sous formes de longues frises dessinées, photographiées et légendées au crayon à papier avec des mots simples qui n’ont rien de savant. Prof. 0-7 m, juin 97. Athènes, Monastiraki, Discordance, catastrophe non identifiée peut-on lire par exemple. Ramener l’histoire à ces formes dérisoires a quelque chose de salvateur. On se met à rêver que si peu suffise à la reconstitution de la vie des hommes. Finalement, que trouveront les civilisations futures dans nos sols pour reconstituer le fil de notre humanité ? L’œuvre n’est plus un objet sacralisé par sa présence mais une sédimentation de la mémoire d’objets apparemment insignifiants. Le passé réinsuffle de l’imaginaire à notre époque qui n’a même plus le temps de vivre le présent dans sa quête précipitée d’un immédiat qui nous échappe sans cesse.

Des sculptures en plâtre remisées par la Ville de Paris ont été tirées de leur oubli par l’artiste Charlotte Moth dans son installation La Réserve. Un loup, un enfant, une femme et un homme sont éclairés par un disque de laiton qui parvient à peine à animer leurs surfaces recouvertes de poussière. Un mur tenu par des palissades dissimule derrière elles un film où l’on voit en gros plans le plâtre telle la peau de lépreux rongé par la pollution. Derrière ce plateau de cinéma, le film déroule l’inexorable dégradation des matériaux dont souffrent les sculptures remisées. Courte apparition de sculptures vouées à disparaitre que l’artiste met en scène pour satisfaire notre nostalgie d’un art public. Là encore, le passé est perçu comme une fiction que l’artiste se contente de rejouer. Ce n’est pas le charme de ces statues que l’on expose mais leur artifice dans un espace muséal qui ne les présente plus que comme des protagonistes d’un récit à inventer.

La dernière œuvre de Vittorio Santoro intitulée Une porte doit être ouverte et non fermée s’offre d’abord aux visiteurs par un mur percé d’une fenêtre surmontée d’une lame de guillotine. Etant donné l’héritage duchampien, on ne s’étonne pas de cette décapitation qui nous affranchit du regard. Révolution de l’art qui s’émancipe de l’œuvre comme d’un objet qui porterait en lui seul un désir à convoiter. L’installation est une suite d’empêchements. Impossibilité de franchir le mur pour poursuivre notre chemin, de passer notre tête par la fenêtre sous peine de la perdre, de voir des drapeaux que l’artiste a disséminés sur des façades d’immeubles parisiens.

On ressort de l’exposition déboussolés par ces œuvres qui ne font plus du musée le territoire essentiel de leurs œuvres mais une invitation à un temps révolu et à des espaces hors murs d’où nous sommes exclus physiquement. Par leurs installations, ces artistes nous montrent des utopies datées, des statues oubliées, un imaginaire enfoui, des drapeaux ex territorialisés. L’art est partout et certainement plus dans le musée qui devient un lieu de transit emprunté par les artistes pour nous projeter dans un ailleurs indéterminé. Etrange sensation enfin de ressentir que les artistes puisent dans le passé la puissance renouvelée d’un imaginaire qui ne s’embarrasse plus de l’œuvre comme d’un postulat du présent. Plus d’œuvres nouvelles mais des vestiges suffisent désormais à provoquer notre imaginaire. Peut-être les quelques cailloux semés par l’œuvre Palimpsestes suffiront-ils aux orphelins de l’art que sont devenus les visiteurs à retrouver dans le musée un nouveau sens, celui d’un espace qui n’existe plus en soi mais qui est partout. En cent ans, Duchamp n’a peut-être pas pris une ride et ce n’est pas pour nous rassurer car nous aimerions que le musée reste un lieu d’ancrage et non de passage pour les œuvres d’art.


 

* Titre de l’article emprunté au documentaire de Chris Marker et d’Alain Resnais, 1953.


 

3 novembre 2017


 

LAURE WEIL

 

Laure Weil se présente :


Professeur agrégée d'arts plastiques, je suis aussi curieuse de littérature, de cinéma et d'architecture. J'ai fabriqué quelques livres d'artistes, dont le lien entre eux semble être l'effacement. Livres restés confidentiels. J'écris généralement pour restituer une rencontre avec une œuvre, qu'elle appartienne au champ des arts plastiques ou au cinéma.
Je cherche à diffuser mes textes parce qu'il est plus facile de se motiver à écrire régulièrement quand on sait que ses textes sont susceptibles d'être publiés.
Mes écrits sont nourris par ma culture des arts plastiques et par ma liberté à jouer avec les mots, comme s'il s'agissait de couleurs pour un peintre.

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