Ville ou jouir, Christophe Esnault, éd. Louise Bottu, 2020, 14€
Détruire dit-il
Il y a un paradoxe à poursuivre la lecture de Ville ou jouir, car le propos confine à une morale punk, ce qui semble une aporie, sachant que le punk est une attitude sans lendemain, sans futur. Paradoxe car cette prose et ces aphorismes détruisent l’idée de partage affectif avec l’humanité, quand écrire reste un partage. D’ailleurs, cette ambiguïté me semble venir dès le titre du premier texte du livre : Ville ou jouir, qui pourrait se décliner ainsi : Ville où jouir, Vivre ou mourir ou encore Vivre où mourir. Là a été pour moi le principal intérêt de cette littérature, qui s’attache peut-être aux pas de Diogène le cynique ou à ceux de Cioran – lequel malgré tout n’accepte pas l’idée de suicide, car pour lui c’est une preuve d’optimisme qui s’appuie sur l’idée d’un au-delà meilleur.
Précarité ou pressions dans le domaine du travail. Troubles psychiatriques. Rupture amoureuse. Deuil. Orientation sexuelle vécue douloureusement. Consommation de drogues. Conflits et harcèlements. Problèmes d’argent, endettement…
Et si je range ce recueil au rang de la philosophie, qui pour moi améliore le monde, je pourrais encore évoquer le Zarathoustra de Nietzsche qui crée la catégorie suivante (dont je reprends l’essentiel) : celle des « beaucoup-trop-nombreux ». Christophe Esnault décrit un monde où vérité et clairvoyance ne sont qu’à de très rares exceptions la lumière dans le cœur humain, lequel par essence est pourri. La philosophie qui se dégage de cette série de textes courts, n’hésite pas à haïr ou au moins à se défier de toute confiance en l’être humain, dont la nature profonde est en état continuel de décomposition, et ne nécessite aucune compassion, un monde à proprement parler punk, pourri.
Vous regarder me désespère.
Ne plus vous voir, ne plus vous entendre, ne plus vous savoir dans les parages. Et cette certitude que je ne pourrais pas m’isoler bien longtemps sans finir par me cogner à vous.
Faire abstraction de l’autre est impossible.
Cette misanthropie radicale, qui véhicule une vision de l’homme, de l’Autre, permet de déduire par contraste ce qui va au cœur de l’écrivain. Le cœur d’autrui est faisandé, et l’homme et ses congénères habitent mal le monde. La punk attitude soulève ici, par un effet de miroir, la malhonnêteté de chacun, le misérable égotisme que seul peut-être peut guérir le livre, justement en appuyant où nous avons tous mal. De là, à mon sens, le dernier paradoxe qui consiste, finalement pour le bien général, à vivre une catharsis bienfaisante, comme si le spectacle de notre médiocrité nous soignait un instant de notre malheur.
DIDIER AYRES