Tante Chaline
Elle m’apparaissait toujours dans ces longues robes imprimées des années 40. D’un bleu tirant sur le noir. Un tablier délavé autour de sa taille menue et si fragile. Des souvenirs qui sont restés au fond de moi, vivant au fond de moi. J’aimais retrouver la voix douce et fatiguée de cette vieille dame au visage un peu pâle, où chaque ride, racontait une histoire. Ses cheveux blancs, montés en chignon, lui donnaient un air souverain et sévère de grande reine solitaire. Elle qui ne devait pas être plus haute que notre révérende cloche du village. Elle me prenait par la main. Je la serrai très fort dans mes bras. Elle me parlait tout bas, méticuleusement, comme un antiquaire en retraite de garde-meuble. Dans la cuisine, la seule pièce du rez-de-chaussée, frissonnait le café sur la cuisinière bois et charbon. Quelques châtaignes dans la braise bruissaient dangereusement. Il n’y avait pas encore la télévision. On écoutait Édith Piaf, Dario Moreno depuis un poste de radio à galène. Ce qui me bouleversait, c’est cette photo un peu jaunie, d’un monsieur encore jeune, qu’elle regardait parfois d’un œil sombre et pensif. Dès que j’arrivai sur le perron de la porte, elle m’examinait de la tête aux pieds, comme ces belles petites plantes vertes dont elle prenait grand soin. « Potin/Picotin » allaient bon train. Elle me racontait souvent le passé, composé de légendes, d’anecdotes.
« Quand le ciel est rouge à rendre son sang, cela ne présage rien de bon. Il en fût ainsi la veille de chaque déclaration de guerre »
Enfin, arrivait l’heure fatidique d’aller se coucher. Je me souviens de cette chambre qui n’en était pas une. Une sorte d’alcôve contigüe à la salle du séjour. Là où somnolait un gros chat noir dévergondé. Sur le mur habillé de chaux nos ongles d’enfants y avaient inscrit l’inquiétude du silence. Dans l’ombre, nous écoutions craquer les meubles anciens. La solitude, avait l’odeur de la cire et du bois mort. Une toile d’araignée nous révélait la sagesse. Avec la nuit, les platanes prenaient volontiers des allures de grands monstres. Elle me retrouvait le matin, grignoté entre mes épaules, dévoré par le gros édredon tout en rondeur, me murmurait à l’oreille les mots les plus simples du monde, avec une immense tendresse.
«C’est l’heure de se lever petit garnement ».
***
Il est mort, comme tant d’autres meurent, ou vont mourir.
Un mort vaut-il mieux qu’un autre mort ? Tout orgueil est inconscience. J’ai vécu, aimé jusqu’à en souffrir. Ici, les pavillons de banlieue désespèrent d’un bus qui ne viendra plus. Un restant de vie qui attend. Au bistrot du coin, on filoche sur la triste nouvelle. On éprouve un malaise total. Même les fleurs de circonstance perdent leur légendaire contenance. J’allume une cigarette que je savoure. Ce rien de vivant !
Ma pauvre mère avait raison. Nous ne sommes que provisoirement de passage.
Rue Picpus
Les fenêtres donnent
Sur le cimetière des grands hommes oubliés
***
LAMPEDUSA
Derrière les rideaux
Les fleurs tombées jonchent le jardin
Tes mains jouent
Avec les premiers rayons du soleil
Seul un discret refrain des années 60
Passe sur radio nostalgie
Qu’on ne m’éveille pas
J’ai fait un si beau rêve
Je chemine sur la longue route
Et mon univers est sans borne
Mais j’ignore tout
De la grandeur et du déclin de ce monde
II
À Lampedusa
Un immigrant laisse couler ses pleurs
Des crânes
Face contre face
Reposent à même le sol
Recouverts de drapeaux et de vieux draps déchirés
On ne voit plus que les corbeaux
Sur l’arête des toits
Le soleil tombe sur radio nostalgie
Je suis lourd de mes songes
***
Parfois je l’imagine. Murmure son nom. Un matin, je m’en irai la rejoindre par les champs de tournesols. Ce sera un été de douce canicule. J’entendrai son appel, sa petite musique d’espoir et de colère. Je ne dirai rien, ne penserai plus à rien, si ce n’est à elle. Le vent passe à tout petit bruit. J’aspire à la clarté et souffre d’infini ! Il y aura comme l’écho d'un silence après l’orage et l’air retrouvera cet étrange parfum d’orange amère, d’œillet et de jasmin. Je l’attendrai tout au bout du chemin, aussi longtemps que l’eau de mon corps coulera dans mes veines. Il suffira d’un sourire sur ses lèvres pour allumer le feu et briser le mur qui nous sépare.
Elle, pourtant si fragile comme un oiseau de pluie à travers les hautes branches.
Extraits de "PoéVie Blues" ( Editions Prem'edit, 2015 )
RICHARD TAILLEFER
Plus d'infos : http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Taillefer