trottoirs
( extraits )
tentes
à toi homme qui prépares au crépuscule
avec attention des draps et des duvets
dans une tente posée près de voitures
au-dessous d'un métro aérien à Paris
plus que tout autre tu connais la ronde
sans fin des heures du jour et de la nuit
tu connais l'écoute du moindre bruit
et les odeurs implacables de l'asphalte
tu regardes plus loin entre des piliers
d'autres tentes quelque peu éclairées
qui sont comme des amies ou des rêves
auxquels tu ne peux toujours pas croire
***
bureaux
qui chantera un peu la vie des bureaux
les mêmes pièces où nous sommes restés
pendant des années assis devant des écrans
autels difficiles et sévères du temps
étions-nous tous les gardiens d'un secret
dont les mots étaient plus sensibles encore
pour avoir été autant délaissés ignorés
malgré les tours au quatre coins du monde
dans l'espace étroit d'un couloir à Rollberg
chacun à notre table nous avons essayé
bon gré mal gré de respecter le rite
puis nous nous sommes quittés sans dire un mot
***
bébés
que voyez-vous bébés tsiganes à Paris
toujours seuls sur le bitume noir de crasse
parmi de vieux vêtements abandonnés
et des pacotilles dont personne ne veut plus
vous nous emmenez un jour en silence
par des rues des avenues des places désertes
sans aucune âme qui vive sans aucune voiture
aux confins de Belleville et de Ménilmontant
vous êtes sans doute les derniers témoins
et notre présence bientôt vous importune
vous nous renvoyez vous nous lâchez vite
pour vous préparer aux heures de la nuit
***
rue Bissuola
qui êtes-vous hommes dans les bars tristes
ou au-dehors à boire sous les arbres
de la rue Bissuola dont le long méandre
me rappelle le corps étendu d'un serpent
je vous croise comme des êtres proches
d'un monde que j'aurai à peine connu
même si à cette heure fragile du crépuscule
nous nous lançons encore des regards vifs
fêtons-nous le jour de moins d'un martyre
en regrettant la grande violence
mentons-nous une fois de plus sans montrer
que nous attendons les premières étoiles
***
front
ô toi femme très âgée vêtue de noir
qui te mets à genoux pour te pencher
au point de poser ton front sur le trottoir
devant un gobelet usé et vide
immobile tu deviens une sculpture
dont la présence ne cesse de faire peur
tant tu nous montres un autre destin
de notre corps et de notre vie
t'amuses-tu en fait tout au long du jour
qui sait si tu écoutes encore les pas
si tu attends le tintement d'une pièce
le soir tu sauras t'effacer à l'insu de tous
***
femme
femme seule assise un matin d'hiver
sur un trottoir humide de la rue Oberkampf
tu as posé en une rangée sur le sol
de vieux livres de Yukio Mishima
peut-être as-tu connu le tumulte des flots
as-tu serré des nuits un homme dans tes bras
sans jamais penser à une autre vie
sinon à t'enivrer de l'odeur de sa peau
à présent tu attends de toutes tes forces
que nous lisions et que nous allions
au plus vite à notre tour caresser des corps
tu ne veux pas nous laisser dans la misère
ALAIN RIVIÈRE
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