- Coco Mango -
L'odeur âcre de la route cette nuit
On dirait une moisson d'eau et de feuilles
Tu as des piqûres de moustiques sur les chevilles
Je les regarde sous la table
Parce que la campagne immobile s'enfonce dans l'horizon
Et que j'ai dormi dans la chèvrerie sur le carrelage
On croirait cet été innommé
Je voudrais que tu prennes mon doigt et que tu lui fasses suivre ta ligne claire, en commençant par ta joue
Il y a tant de villes hideuses comme des ports où la mer n'existe plus
Sur les docks, on boirait un coco mango et ce serait bon comme le temps de l'amour
la glace pilée
au fond du gobelet.
***
- Robe d’été -
La pénombre sera violette, l’aube sans tintamarre
On entendra la mer ou bien une tourterelle
Ta taille dans des lueurs de prunes sera striée de sommeil
C’est là que reposera ma tête chauve, ses boucles grises
Le parfum de ma barbe serpentera autour de ta jambe
Purpurine
Jusqu’à ton pied mauve
Qui dormira
On entendra un cerf passer dans les fougères
Ou bien dans le parc de la villa Les Rhumbs
Tu frémiras
Je sucerai ton sein bleu
Et de la pointe de ton coeur coulera abondamment une encre noire
Sur tes seins noirs, ton ventre noir, tes hanches noires, ton sexe noir, tes cuisses noires
Et des motifs d’hibiscus, de bignonnes rouges, d’acanthes et de lys orangés
Tu seras habillée pour l’été
On entendra la mort ou bien les marchands de la place Jemaa El-Fna
Ou ceux de la rue Mouffetard
Moi, je serai Campo di Fiori
Par un jour de pluie
Avec dans les mains un bouquet de tiges coupées
Toi, dans ta robe d’été, je ne sais pas.
***
-Page blanche -
D’une croix l’oeil déchire la trame
- puisqu’on peint au couteau
Aussi, les quatre coins au coupant de la lame
minutieusement soulevés
comme une peau
divulguent un autre blanc
toujours apparaissant si encore je continuais
Blanc
pourtant
en dépit c’est pas faute
d’avoir corné le ciel
Blanc blanc
d’avoir tourné les bleus les gris la nuit
avec le doigt mouillé
d’avoir découpé morceaux d’iris
épiderme comme chair à papier
Mais où est
où va
Blanc
Delahaye
Tolède
noire nova & doigt de l’ange
Blanc blanc
la vie qui va
la vie qui va avec ?
***
- Rendre la langue -
Quelque chose - une main d'abord, t'a fait cabrer le cou
Une autre chose - deux doigts c'était
s'est glissée
comme on fait aux chevaux à la bave des mâchoires
te faire rendre la langue
Et encore une
- une paume aussi, a frappé tes omoplates
Et c'est alors que s’est ouverte ta bouche
comme un antre
et que plein de mains voletantes ont fouaillé dedans
te déroulant ta langue
rose
et rosâtre – des mètres, des mètres, puis brunâtre, si brune et noire
sortant si longue, pendante entre tes cuisses
encore vivante
de tous ses tremblements
d'anguille
Et s'il fallait ravaler la langue dévidée tout un été?
***
- Ô Mulberry ! -
La DS descendait la colline par-delà les moissons
havane elle scintillait apercevant la mer
et l’on voyait fluctuant à travers une amande
étale et viride
nappant de son écume le sable de Saint-Laurent
La mer
Son monument d’ocre - Sphinx de vague
De son parapet de ciment finement galonnée
se perdant au loin sur la côte brumante
jusqu'à Juno, loin jusqu'à Sword, jusqu'à Cabourg
La mer
Avec ses rocs de béton, de rouille, qu’avait laissés la guerre
les uns à plat dans la marée, les autres engloutis à demi, penchants, renfloués par le sable
bases baignées de mousse, d'algue, d’iode du port artificiel - qu’on croyait des blockhaus
porte de l’Europe de 1944
La mer
Au bonheur de l’été
têtes pleines encore du fuel des blés
de la graisse de 1983
de trémie / moyeu / Massey / prise de force / tablées / papier Rizzla / cidre / échelles /
harmonica / quelle équipe, quelle vie / barre de levage / ridelles / K. pour être aimé
maniait les bottes sous les hangars / charretée / presse / pour conjurer le sort / sauver
Cœur-Fier du mal qui le ronge / battage / sueur / rires / Dantzig / monte-charge / Ô la
peau brune / Ô la jeunesse
têtes pleines du bruissement des grains
on laissait là les chromes, le skaï brun, la DS, la chaleur de la tôle
à Saint-Laurent
et l'on sortait hâlés dans la sueur des blés
La terre
A perdre haleine on inhalait la mer
bras, chevilles griffés par la paille
On courait vers le sel laver nos morsures de chat
nos mains allumées au manche de la fourche
de 1983
aux ficelles des balles chargées, déchargées
au soleil de la chaume, poussière des greniers
La terre
Si proche si différent l’espace de Saint-Laurent - pourtant
on sentait pailles et coques
même gloire dans l'air, les poumons
même soleil d’infini
Nus nos torses, jeans coupés au genou, nos courses s’enfonçaient dans la poudre du sable
puis tantôt lisse, bossuée, tapaient la marée basse, le sol humide de Saint-Laurent
La mer
Jusqu’aux clapotis des rires entourant les blocs de béton et de rouille
qu’avait laissés la guerre
par où était venue - après ceux de la première vague
peur au ventre / déluge / feu /mauvais bourbon / dents qui claquent / dieu / feu / O
ami / vomissures / déluge / O Bibles / clopes Lucky, Lucky / 10 pas / 30 / feu / des
prénoms / Omaha cette pute / Lucky strikes again / déluge / sergent maman / finir
gueule dans les barbelés / 100 pas au plus / feu / cris / lèvres bavant l’écume dans le
sang le sable
tomber sous les morsures de la mitraille déchirant les étoffes, les chairs
de 1944
venue tomber dans ce sable pour un carré d’herbe, une tombe, une croix, une étoile
marbre blanc, des traités et des pins maritimes
La guerre
Nos clapotis de rires jouant autour des blocs, port provisoire, pontons de béton
pont de fer évanoui par où encore était venue
avec toutes les vagues suivantes, la clique miséreuse
américano / irlando / italo / afro / judéo / germano / hispano / franco / polako /
revenue dans ce Long Island inversé / welcome back home boys / gréco / hungaro /
cherokee / slavo / scandinavo quoi qu'est-ce
Ô Mulberry
porte de l’Amérique à Saint-Laurent, tonnes et tonnes de guerre, de chairs en transit
Willis, General Motors, Goldwyn Mayer
jusqu’à Paris peut-être - loin le sourire des belles
jusqu’à Berlin jusqu'à Mauthausen
La guerre
Enfin l’on nageait quittant les blocs au flot d’opale
dans le soleil chutant
lavant infiniment la crasse de nos campagnes dans le tambour
le Poème de la Mer de 1983
de 1944 à Saint-Laurent
vers la falaise imprenable - le Hoc sa pointe avançant jusqu’au Soleil
qui nous baignait d’une même gloire dans
La mer
La guerre
La terre.
RAPHAËL ROUXEVILLE
Il se présente :
Raphaël Rouxeville a étudié et enseigné les lettres. Il a réalisé un mémoire de maîtrise sur une partie de l'oeuvre d'Arthur Rimbaud. Il écrit de la poésie depuis 2015 environ. Quelques-uns de ses poèmes ont été publiés par Le Capital des mots, Terre à Ciel et, prochainement, Décharge.