Présentation par l'auteure :
Un volume composite comme la vie : moitié dans le métro, en cueillant des balades urbaines au fil des stations, des pavés, des cris cachés dans les graffitis de rue, un quart dans l’intime échange, au jour le jour, du souvenir et du rêve, un dernier quart à mesurer les syllabes à la manière des haïkus, sur l’échelle subtile d’une sublimation à venir. Trois textes pour illustrer ce compost.
Dimanche du huitième jour
Oui l'heure est grave
on peut encore jouer aux mots on peut toujours
mais depuis ce jour le décret est entré en vigueur
qui vide tous les mots de leurs jeux
et les remplit de leurs sérieux
opera seria – un serial killer
opera buffa – un bouffon au pouvoir
ça gesticule ça gicle des paroles au vent
la marionnette à quatre sous
gambade s'agite grimpe et retombe
sur ses pattes de petit toutou
gonflés à bloc les sacs de sons
volent sous les poings tels des punching balls
autant ils sont légers en s'envolant
autant telles des chapes de plomb en retombant
sur nos têtes sur nos pieds
oui le décret est tombé aujourd'hui
toute vérité sera punie
tout espoir est aboli
le cœur de l'homme est mis à prix
la grande bataille recommence ici
entre le serpent et la vie
***
Accident grave de voyageur
Tu t’es tenue en retrait
entre la sortie de l’ascenseur et l’arrivée
de l’escalator derrière le quai
tu as guetté
le passage d’un train sans arrêt
ton oreille aguerrie
t’a donné le signal – tu as bondi
telle une fauve sur sa proie : ta propre vie
la diagonale de ton saut a coupé la foule
entre une poussette et un bras
tendu vers toi
elle t’avait vu la jeune fille
muette d’effroi
elle a capté ton regard
t’a suivi paralysée
t’a vu plonger entre les rails
même pas le temps
de t’allonger
le train t’a frappé en plein vol
t’a fait éclater le dos
a roulé sur toi
en projetant des morceaux
un cri collectif s’est levé
après son passage
interminable
sur plus de trente mètres
le gravier était jonché
de tes membres
le torse en tête
déchiqueté
bras et jambes en pièces
derrière
la moitié avant d’une basket
projetée sur le bord du quai
dégoulinait
de la chair déchirée de ton pied
surpris en plein saut
de l’autre côté des rails entre les deux voies
ta tête
esseulée
regardait encore
les yeux grands ouverts
avec une sorte d’incrédulité
la jeune fille immobile
un lien indestructible
vous enchaînait désormais
elle ne pourra jamais oublier
tu hanteras ses nuits éveillées
ses matins ses soirées sur ce quai
ses allers-retours au boulot
tu l’attireras
vers une plongée d’emprunt
elle ne résistera pas
au fond de toi tu savais
que c’était contagieux – sinon
tu l’aurais fait chez toi
mais c’était ta colère qui parla
quelqu’un doit payer n’est-ce pas
Ils sont arrivés assez vite
pour vider le quai
ceux qui n’avaient rien vu se révoltèrent
contre la RATP
en bas une « cellule psychologique »
les attendait
la mamie avec la poussette
semblait la plus choquée
évacuation arrêt dans les 2 sens
annonce dans toutes les gares du parcours
les pompiers ont fait vite leur boulot
cette fois l’interruption fut moins longue
deux heures maxi pour tout ramasser
remonter d’entre les rails
bout par bout ton corps éparpillé
mais il y en avait aussi sur le quai
le lendemain matin oui j’ai vu
les taches de ton sang
blanchies à la poudre de craie
qu’on avait versée généreusement
comme une offrande inutile
on devinait un drôle de parcours
en zigzag
entre le bas et le haut
les traces d’en bas
resteront bien protégées
entre les roues des trains
avant la prochaine pluie
les traces sur le quai
partagent déjà leur message
avec les pas des voyageurs ignorants
ou tout simplement
oublieux
leurs empreintes blanches-sang
inonderont les planchers
des trains pendant toute la journée
le surlendemain
ne restera plus sur le quai
que le contour dans l’air
de celle dont tu as emporté le reflet
dans tes yeux
***
Hiver
le secret de la fleur d’or,
ta vie le nourrit
persiste après la mort – pousse
forêt hors arbres
la fente est brève – glisse tes mots,
tu plongeras après…
Extraits du recueil Néant rose, L’Harmattan, 2017.
DANA SHISHMANIAN
Sa bio : http://www.lechappeebelleedition.com/danashishmanian_bio.html
Dana Shishmanian a publié dernièrement :
Le fruit obscur, Editions du Cygne, janvier 2017.
Plus d'infos :
https://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-fruit-obscur.html
Néant rose, L’Harmattan, novembre 2017.
Plus d'infos :
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=58066
Couverture : Va nu pieds tête haute, graffiti rue de l’Ourcq (M° Crimée) par Da Cruz, artiste dont l’exposition est visible ces jours mêmes à la Galerie de la Ligne 13 (13, rue Condamine, Paris 17e)