Fin de cycle
Éclaboussures de lumière, rayonnages débordants de victuailles, créatures bras et mains encombrés de sacs…l’année touche à son terme.
Dans cette zone de turbulences, il me faut lui trouver un cadeau. Tâche ingrate. Un cadeau, je le sais, réveille toujours un minuscule séisme.
Son visage.
Félicité et contrariété s‘y livrent un combat inégal.
La bouche s’écroule sur les lèvres tremblantes, la voix grelotte comme venue de très loin « Oh, mais il fallait pas… » avant que tendu dans un regain de bravoure un sourire crispé ne se hisse « Je n’ai besoin de rien. A mon âge, tu sais… ».
Non, je ne sais pas, je ne sais rien que mon ignorance à mesurer le poids des années qui étreint son corps, déforme ses articulations, leste toute envie. Je ne sais pas me mettre à sa place, penser à sa place. Mes intentions sont futiles, mes présents inutiles.
Comment se fait-il qu’il soit aussi compliqué de faire un cadeau à sa propre mère ?
Est-ce que ça m’amuse de courir les magasins ? De me creuser la tête en soupesant des objets, en caressant les étoffes, en essayant des parfums qui pourraient lui plaire… peut-être ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette poussée de fièvre ?
Je n’ai jamais eu à supporter la privation, je suis Celle qui n’a pas connu la guerre. Enfant, lorsque je réclamais une friandise ma grand-mère maternelle avait coutume de répondre « Si tu as faim, mange ta main ! » Ce n’était rien d’autre qu’un dicton mais sa fille fut élevée à cette bonne école. Le chatoiement des emballages, les torsades de bolduc, cette extravagance l’agace tout autant que le présent qu’il enveloppe. On ne doit pas jeter l’argent par les fenêtres.
J’ai appris à refréner mes élans puisque je l’ennuyais en pensant lui manifester mon attention.
On a abandonné la fête des mères, puis les anniversaires. Restait Noël. Les autres déballaient leurs cadeaux, il était inconcevable qu’elle n’en reçût aucun. Un livre ferait l’affaire, l’offrande était modeste et me demandait peu d’efforts puisque, pour finir, c’était mon gagne-pain les livres. Avec un peu de chance, il l’intéresserait.
J’ai ravalé mes prétentions. Je ne guettais rien en retour. Un apprentissage qui en valait bien d’autres. On n’était plus en guerre, mais la vie restait un combat.
Je crois aujourd’hui que si les cadeaux embarrassent ma mère, c’est parce qu’ils dérangent le commerce de plus en plus intime qu’elle noue avec la solitude à l’approche de la mort. Ses placards regorgent de vieilleries oubliées, son appartement est saturé de souvenirs. Elle arpente en souveraine cet étroit domaine.
Aucune nouveauté ne saurait y trouver place.
NADINE TRAVACCA
Elle se présente :
Nadine Travacca vit en Savoie et publie des textes poétiques en revue papier et numérique.