Glissement
Ce qui pourrait apporter des éclaircissements à ce que comme lecteur on éprouve au contact des livres, consisterait à clarifier ce qui me semble du régime du mouvement, de la motilité. Et pour appuyer ce que je viens de dire, en espérant que cela ne soit pas une pure banalité pour les liseurs, il faut décrire le choix des livres. En effet, on déambule d’abord parmi les rayonnages des bibliothèques, ceux des librairies, et notre chemin de lecteur reste un parcours d’emblée physique. On fait la même chose dans les musées, les galeries, où l’on marche devant les cimaises, en station debout. Alors alternent promenades et pérégrinations vers des œuvres qui ne se justifient que par le regard à leur porter.
Mais ici, dans la bibliothèque, il suffit d’envisager une espèce de prémonition intellectuelle devant les titres et les auteurs, prémonition du plaisir ou de l’activité mentale, de l’intellection promise. Le plaisir du tableau, lui, ne se décide que par la vue, par le regard qui glisse sur le tableau, en un travail autour de divers punctum propres à la satisfaction esthétique, et là sans attendre, juste par l’effet de présence du tableau.
Évidemment, s’il n’y avait que l’avant-goût des intitulés, des noms propres, du plaisir qui doit advenir, cela ne rassasierait pas. Car ensuite on parcourt le livre proprement dit, et là encore on glisse d’une page à l’autre, approchant à soi toute la profusion de l’éclat du livre, sa vibration en quelque sorte. L’ouvrage dépend de la volonté de l’auteur, et cependant poursuit son voyage en nous, les liseurs. Il a ce pouvoir étrange de défaire l’immobilité, sa forme physique, grâce au travail d’un tiers. Nous ajoutons l’agrandissement au livre - le livre ne se bornant pas à lui-même - et nous poussons à l’élargissement, à la croissance à laquelle l’œuvre écrite incite. Le livre augmente le temps par le temps du lecteur, provoque une satiété proche du désir. Il répond à cette insatiable envie, pour toujours en quelque sorte, de l’ivresse, d’une ébriété nocturne en un sens, car tout se déroule dans la nuit intérieure de l’être : nuit du dedans de l’auteur qui se communique à la ténèbre du lecteur.
Ce sont glissements du désir, moments de feu, de caresse, de combustion, où l’on se trouve pour un instant démiurge et témoin d’une éternité sans vecteur, juste déjà poursuivant dans les pages ce que cherchent ensemble l’auteur et son témoin. Du reste, ce rapprochement entre l’écrivain et son lecteur, est de l’ordre de la création, de la création littéraire donc. Écrire demeure essentiellement un travail de relecture, parce que l’on avance d’abord ligne à ligne, dès le début du manuscrit, caressant la feuille de papier cette fois-ci, l’enjeu étant la capture des épithètes, lesquelles seront mises au trébuchet de la relecture dont je parlais en supra. Or, le lecteur n’est rien d’autre. Il glisse sur les lignes de la page cherchant son ivresse, dipsomanie qu’il partage secrètement avec le poète, penché immanquablement vers la fin du récit, vers la fin du livre, tétanisé par une véritable foi dans ce qui advient par l’action de lire.
Le glissement du livre, le glissement de la page que l’on parcourt, ressemblent à la mutation du stylographe en œuvre littéraire. Car c’est nous qui faisons exister ce qui serait lettre morte, nous qui faisons revivre la plénitude de l’absence. Écrire, lire, s’articulent sur le vide et se rapprochent d’une sorte de sommeil, repos sujet à l’anxieux néant de toute chose, le rien que seul le livre détruit ponctuellement. Allant de la nuit vers la nuit, le créateur et son anagnoste marchent de concert vers l’immense réserve de création du monde des bibliothèques, Babylone infinie de l’écriture de l’être humain.
DIDIER AYRES