Journal de bord apoecalyptique
… reproduisant, d’ailleurs de la manière la plus incomplète possible, quelques-unes des plus bizarres découvertes du méta-zoologue et explorateur onirique et métapsychique Edgar Allan Poe – extraites exclusivement du roman de celui-ci intitulé The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket – Borges nous met en contact avec certaines des plus baroques interférences entre le règne animal et l’élément aquatique – et avec d’autres encore, allant bien plus loin – quoique les faits les plus étranges mentionnés par Poe – qui dépassent, à vrai dire, les limites de la méta-zoologie commune, touchant non seulement à la méta-zoologie métaphysique mais même à la méta-zoologie mystique – soient justement ceux que Borges ne cite pas • nous tâcherons de sélectionner ci-après quelques spécimens, tout simplement inclassables, de cette hyper-faune de l’étrange •
la série s’ouvre avec une sorte de « pêche miraculeuse » – par le volume du bizarre bien plus que par la bizarrerie du volume – où l’interférence est vaguement prédite par une sorte de juxtaposition analogique • le 18 janvier 1828, l’équipage de la goélette Jane Guy pêche – dans la mer qui l’entraîne systématiquement vers le pôle Sud – une sorte de touffe ou arbuste de l’espèce de l’aubépine, couvert de baies rouges – ainsi que le corps d’un animal chimérique – migraine inexplicable des eaux •
le premier était peut-être une prédiction – sinon une allusion – au buisson ardent du verbe – le second, peut-être, déjà, un dévoilement • l’apparence du mammifère, dont la présence au large des mers restait une énigme, s’avérait d’ailleurs des plus insolites • nous reproduisons ci-après, aussi strictement que faire se peut, la description poesque •
ayant environ un mètre en longueur pour une hauteur de seulement 16 centimètres – l’animal présentait des pattes extrêmement courts, terminées par des griffes longues, écarlates et brillantes comme ointes d’un vernis à ongle extrêmement strident suggérant de près le corail • le vermeil des griffes contrastait pourtant nettement avec le corps couvert d’une fourrure épaisse et soyeuse, absolument blanche – telle une neige cadavérique • la queue longue d’un demi-mètre – mince et affilée telle une lime fine vers l’extrémité – suggérait le rat – la tête ronde rappelait plutôt le chat – à l’exception des oreilles ballantes telles celles d’un chien • ce conglomérat de contradictions discrètes, aux croques aussi rouges que les griffes – rassemblait ainsi en un seul être symbolique la formidable monstruosité des incompatibles – le feu et la neige – le rat, le chat et le chien – le cadavérique potentiellement putride et l’incorruptibilité quasi-minérale – la férocité sanglante et la pureté immaculée – ainsi que, peut-être, par la suggestion coralienne, l’animal à l’apparence végétale • fauve crépusculaire, donc, et labyrinthique – malgré ses dimensions modestes – chimère apocalyptique – réfléchissant de manière anticipative, par le deuil du blanc, la fin vers laquelle nous nous écoulons tous – nous, les impossibles de l’être et du néant •
oui, la fin pleine du vide nirvanique de la page • la première plaie qui, selon le mythe biblique, a frappé le cœur obstiné de l’Égypte a été la transformation du Nil en un fleuve de sang • mais si le vouloir du démiurge peut changer les eaux en hémoglobine corrompue – en sang pestilentiel et polluant – nulle part on ne parle, hormis l’histoire poesque d’Arthur Gordon Pym, d’une eau animale, pareille à un organisme vivant, bien que potable • une eau dense et même visqueuse comme la gomme arabique vaguement diluée – étincelante telle une aurore boréale liquide – pourpre catoptrique soyeuse – non traversée mais composée de veines distinctes selon la forme et la couleur – ainsi qu’un labyrinthe vivant de couloirs parallèles et incommunicants • traversé transversalement par la lame d’un couteau – le labyrinthe multicolore – arbre de velours ruisselant avec toutes ses sèves visibles – refaisait immédiatement sa cohérence textuelle – mais séparées longitudinalement, deux veines peinaient à retrouver leur cohésion initiale •
les érudits ont contemplé longtemps cette eau de lettres – accessible seulement par la lecture • et si les supputations d’aucuns sont allées plus ou moins dans le sens de ce qu’on vient de dire – une substance organique comme le sang ou le lait – les suspicions des autres, confortées par l’étrange de ce qui suit, se sont dirigées vers une sorte d’être-texte – bio-signe bizarre de bio-mythe • et un empileur de syllabes aux yeux égarés par « mille et une nuits » et d’autres cauchemars d’histoires comme celui océanique de Somadeva – ayant en commun avec Salomon seulement le prénom – s’est évertué à lire dans l’onde une eau de contes – où chaque veine portait la sève distincte et immiscible d’un récit infini – en promenant sous l’automne d’un crépuscule éternel ses prédictions illimitées • sans fenêtres et pourtant paralysé de solitude • trop minuscule – marchant parmi des lettres colossales comme perdu dans un labyrinthe du mal-entendement • traversant le déluge de l’obscur – survivant dans l’abîme sans qu’il puisse comprendre son salut de signes • guidé par des ombres impalpables à travers les empreintes des miroirs noirs • dont les lèvres font geler toute image • sans reconnaître sa migraine au tréfonds du néant – et en embrassant toujours une autre pour se sauver de la précédente • en se frayant un chemin de chimères dans le gouffre des échos – et en dessinant toujours d’autres mutismes pour perdre comme en autant de pièges ses propres pas • il s’avance en se remplissant de chute sans entendre l’appel bienveillant du tréfonds qui incline vers lui sa forme telle une marche du sens • croyant seulement au hasard à savoir dans le squelette de dé de la providence – sans se sentir embrassé avec tendresse par la profondeur vive • car le minotaure le plus terrible des labyrinthes est l’absence même à travers laquelle tu te promènes • fantôme irrésistible de la révélation – monstre seulement par désespoir – se vengeant de l’obstination du refus •
la marche du regard rassemble comme une somme aléatoire les noms de la créature ténébreuse dans le labyrinthe de laquelle tu déclines – sans pouvoir prononcer ton salut • peut-être parce que tu es incapable de le reconnaître dans la béance du danger • migraine est le mystère qui retire de sous l’entendement ses abysses • tsalal – île d’insuline des ténèbres creusées dans la vengeance • à la poussière des secondes mortes telles des encres létales • huit îles ou peut-être neuf – figurant l’individu de ténèbre dont nous nous efforçons toujours de sortir sans pouvoir deviner avec les bouts de nos doigts la porte de granite de l’ignorance • une carte étrange de l’archipel du mésonge – comme un autoportrait de la captivité • signe ou double flèche vers moi et soi • des plumes de paon caressent les tréfonds des galaxies du vide • signe noir et signe blanc – éloignement à l’effondrement nocturne et proximité à travers les rideaux du lait • sud éclatant au nord obscur – renversant son obstacle en indice •
l’appel de l’élu est un aimant pour le monde, attirant des cauchemars imprévisibles depuis des tréfonds insoupçonnés • puisqu’en vérité, l’appel n’interpelle pas mais s’appelle lui-même à l’infini avec l’infini • personne n’est appelé au dehors par personne – et les vocations sont les échos déformés d’un autre appel • tout comme les fantasmagories du désir • nous entendons toujours autre chose en nous adressant l’appel qui ne nous appelle pas – l’appel qui n’a que faire de notre réponse • et pourtant dans les empires du vide il n’existe pas de plus énorme aimant que celui-ci • l’hiéroglyphe du mystère est le tympan avec lequel nous nous entendons nous-mêmes – en repensant en permanence notre incompréhension • en sortant du noir – moult blanc • le blanc de la glace déjà abandonné dans le noir à l’instar d’une barrière ou d’une flèche au sens inversé • abandonné en toujours plus blanc par la neigée terne des migraines • glissant, oui, m’estompant dans la buée d’une somnolence rugueuse • d’une élasticité granuleuse • je me répand en vague-de-moi tel un tourbillon de fragrances blanchies • un peu grisâtres au début – amincies en des rais de lumière – en des spasmes prolongés de lumière – oui, en des frissons de plus en plus intenses – ainsi que la malaria d’une aurore boréale • au-dessus d’un océan velouté telle une ombre liquide – labyrinthe vivant de couloires rouges et noirs – ou peut-être un organisme potable de veines parallèles et incommunicantes •
... et encore, c’est comme si nous sortions toujours d’une unique bête noire – d’un tunnel tel un fauve macabre et sombre • d’une obscurité pleine de perfidie maligne – cauchemar aux visages multiples qui nous accueille avec les sourires stéréotypes de quelques tribus sauvages – de quelques êtres vêtus de peaux noires et calculs obscurs – pour jeter de suite leurs masques tels des calices de fausseté • ils disparaissent ainsi que des feuilles d’ombres – en m’enveloppant d’une nuit opaque inimaginablement plus horrible • ou peut-être un mur lugubrement blanc • brouillard des migraines à travers les antennes automnales des yeux • le livide léthargique se répand de l’obstacle, dans l’eau – en figeant l’insomnie de mon avancée • je me retrouve dans ce désert comme dans un miroir d’absence •
j’entre dans une sortie onirique tel un arbre de cueillaisons noires – avec les portes des racines pareilles à des rayons ralentis • les spasmes de la buée se reflètent d’ailleurs dans les spasmes labyrinthiques de l’océan – oui, des paroles étouffées par des bâillons invisibles s’efforcent de creuser dans les eaux leurs syllabes muettes • oui, muettes mouettes du rêve • étrangement se coagule le blanc du mystère – le rêve qui inonde les migraines des sens • il s’imprime sur les visages comme dans une cire abyssale – une science inexplicable se réfugiant dans le « quoi » et le « qui » des autres • ailleurs – jadis – un seuil nouveau au-delà du tunnel monotone de cette pâleur lugubre • page de plus en plus mince, la conscience se vide des lettres du souvenir • et j’entrevois toujours plus souvent à travers le recto du « réel », le verso des rêves • le gris des vapeurs hautes semble se glisser dans mes veines et un sang pâteux me remplit de sensations ouateuses • une chaleur en même temps ophidienne et onirique s’enroule sur mon corps mystique nu – et les veines blanches recouvrent de plus en plus les veines rouges et noires, comme des prédictions encore incertaines • car quelque chose se raconte – quelque chose se présage dans l’organisme labyrinthique de l’océan – qui pense avec illusion et dévoilement notre progression • nous flottons non sur l’eau mais sur le sang soyeux du commencement – traversé par des éclairs secrets tels des messages chiffrés •
Extrait de Les non-êtres imaginaires, L’Harmattan, mars 2020, collection Accent tonique
ARA ALEXANDRE SHISHMANIAN
4 ème de couverture :
Inspiré du Livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges, mais aussi des Aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket d’Edgar Allan Poe ou de la nouvelle inachevée Le souci du père de famille de Franz Kafka et d’autres sources littéraires, charriant par ailleurs des mythes et visions prophétiques bibliques (en particulier Ezéchiel), ainsi que gnostiques, grecs, védiques, ce volume de poèmes en prose porte subliminal un message de liberté absolue de la conscience humaine, celle qui dit NON aux illusions du monde et dresse la flamme de l’esprit. Un livre qui puise aux fondamentaux de l’expérience poétique.
« La poésie d’Ara Alexandre Shishmanian n’est précisément située ni dans le temps ni dans l’espace, ce choix lui confère une portée générale, apte à toucher universellement tous ceux qu’interroge notre humaine condition. » (Martine Morillon-Carreau, dans Poésie/première, n° 74, septembre 2019).
Historien des religions, ayant publié des études sur l’Inde védique et la Gnose en France, Belgique, Italie, États-Unis, Roumanie, Ara Alexandre Shishmanian est l’auteur de 21 volumes de poésie parus en Roumanie depuis 1997.
Le présent volume est son troisième recueil en français, après Fenêtre avec esseulement (2014) et Le sang de la ville (2016), dans la collection Accent tonique de L’Harmattan.