Ce qu’il y a
Ce qu’il y a on n’en sait rien
un soleil sans doute sur le point de
disparaître l’éblouissement
avant la nuit de ce qui se perd
toujours ou au contraire
l’éclat de ce qui vient la neige au matin
un silence plein de cris d’enfants
qu’on ne voit pas mais qu’on sent tout près
là comme un souffle entre deux instants
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Ou comme ce corps qui s’est défait
et tout avec on dit c’est terrible
on voudrait sentir la déchirure
qu’on imagine mais c’est à peine
si quelque chose bouge c’est rien
on ne voit pas c’est dans la tête
un visage un sourire effacés
il y a trop d’objets trop de mots
le plein du monde s’est refermé
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Parfois c’est un ciel et ses couleurs
une ombre qui vient on n’a pas eu
le temps de voir de trouver le calme
les phrases qui convenaient on dit
un peu plus tard on entre dans le
soir sur le dos c’est un poids trop lourd
qu’il faut bien déposer quelque part
mais où chaque objet reste une attente
qui réclame son dû demain oui
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Mais demain a le même visage
un ciel peut-être un peu différent
pas assez pourtant pour qu’on comprenne
ce qu’on voudrait dire se retire
ce qui vient c’est toujours autre chose
tu ne t’y reconnais pas tu entres
dans ce qui au fond de la voix n’a
pas de voix tu restes là sans mots
comme la lumière sur les mains
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Parfois tu te demandes ces bruits
ça signifie quoi ces pas qui grincent
ces cloches ces moteurs y a-t-il
un sens à tout ça et pas seulement
les bruits mais les odeurs les couleurs
le froid des ciseaux entre les doigts
la douceur de la peau tout ce qui
fait ce que tu appelles le monde
tout se tait bien sûr rien ne répond
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Ou si mais juste un souffle un peu d’air
agité ou quelques mots venus
sans que tu saches bien tu écoutes
eux non plus n’on pas de sens ils sont
comme le clignotement des signes
sur le ciel un diagramme immobile
où tu crois reconnaître ce que
tu y mets chariot cygne balance
et tout le noir qui les fait briller
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La nuit vient sans qu’on s’en aperçoive
comme un destin aveugle guettant
le trajet des gestes sur les vitres
le mouvement des corps leur fatigue
ou même ce visage resté
dans l’ombre transparent on peut croire
qu’il attend mais peut-être n’est-il
qu’un reflet celui de quelque chose
ou de quelqu’un ailleurs qui regarde
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Tu dis c’est sur l’écran une image
prélevée à l’autre bout du monde
tu n’es pas là où tu es tu es
là-bas ici est un petit bruit
un peu de nuit pour un jour sans fin
ce que tu ne vois pas tu le vois
mais ce que tu vois l’as-tu jamais
vu ce que tu sens tu vis
ta main ne rejoint plus ton visage
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Le même paysage la même
attente mur fenêtre brouillard
mais le même n’est jamais le même
ni le même regard ni figés
dans leur sens les mêmes noms gouttière
pré clôture toits nuages pluie
l’espace peut-être ou moins encore
une lueur qui fuirait les choses
et pourtant éclairerait leur centre
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Dire lueur c’est même trop dire
quand ce qu’on veut n’est pas dire mais
entrer plutôt dans l’épaisseur vide
un vol d’oiseau sans ailes où tout n’est
ni l’un ni l’autre l’entre cri et
silence commencement et fin
ce rien d’une image sans image
comme la brume contient les formes
(toit bûches poteau) qu’on ne voit pas
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Le ciel recouvre presque la terre
ombre sur le gris le tronc d’un chêne
n’a d’autre sens que d’être là
immobile sous la pluie qui tombe
le même paysage n’est plus
le même une sorte d’abandon
l’habite à un temps sans rémission
fait de jours et de feuilles seuls restent
le vert cru d’un champ et deux sapins
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Le vide de l’instant peu à peu
absorbe les images c’est comme
une eau où se dilue le regard
ses évidences ses certitudes
l’unique mouvement est celui
de fines gouttelettes qui tremblent
elles restent suspendues en l’air
sans se dissoudre on y voit les choses
hésiter entre naître et mourir
Extraits de « Journal de l’air » © Editions Arfuyen- 2008
JACQUES ANCET
Jacques Ancet est né à Lyon en
1942. Il vit et travaille près d’Annecy. Outre un cycle de poèmes romanesques — L'Incessant (Flammarion, 1979), La Mémoire des visages (Flammarion, 1983), Le Silence des
chiens (Ubacs, 1990) et La Tendresse (Mont Analogue, 1997) ––, un roman –– Le Dénouement (Opales, 2001) –– et deux proses –– Image et récit de l’arbre et des
saisons (André Dimanche, 2002) et La ligne de crête (Tertium éditions, 2007) ––, il a publié une quinzaine de livres de poèmes dont, récemment, La dernière phrase, (Lettres Vives
2004), Un morceau de lumière, (Voix d’Encre, 2005), (Diptyque avec une ombre, Arfuyen, 2005), Sur le fil, (Tarabuste, 2006) et L’heure de cendre, (Opales, 2006). Essayiste ––
Luis Cernuda (Seghers, 1972), Entrada en materia (sur José Angel Valente) (Cátedra, Madrid, 1985), Un Homme assis et qui regarde (Jean-Pierre Huguet, Éditeur, 1997), Bernard Noël ou l’éclaircie
(Opales, 2002), Chutes (Alidades, 2005) –– il est aussi le traducteur de quelques unes parmi les plus grandes voix des lettres hispaniques comme Jean de la Croix, Ramón
Gómez de la Serna, Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, Xavier Villaurrutia, María Zambrano, José Ángel Valente, Antonio Gamoneda, Juan Gelman etc. Comme poète, il a reçu les Prix Charles Vildrac
2006 de la Société des Gens de Lettres et Heredia 2006 de l’Académie française et comme traducteur les Prix Nelly Sachs 1992 et Rhône-Alpes du Livre 1994 et la Bourse de traduction du Prix
Européen Nathan Katz 2006.
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