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SIX CARTES POSTALES DE PARIS
JARDIN du Luxembourg (I)
Ongles blessés de mes mains vous le savez
j’ai déchiffré les cicatrices de la ville
oreilles la voix du vent vous l’avez pressentie
aux cheveux sur nous en bataille
écorce de marronnier aussi sèche que lèvres
écorce muette et nos bouches muettes
quand il fait nuit la moindre étoile émeut
ou seulement le mot étoile à sa propre fenêtre
nuit contre jour – lune pâle soleil
où nous habitons croît l’obscurité
je me promène dans les rues de Paris
mes mains scrutent le secret des pierres
je me promène dans les rues de ma tête
les yeux clos pour atteindre au secret de vie
joue contre l’arbre et yeux debout
nous affrontons notre navigation
sable en vie roule sous le bruit des pieds
l’ombre à nos pas cèle un secret
et la nuit sur la ville doucement refermée
la ville obstinément et violemment fermée
Paris erre Paris gémit dans la mémoire
avec la voix des morts et la voix des vivants
qui plus a disparu – qui plus est vivant ?
qui de vous disparaît qui infléchit le temps ?
je me perds dans les rues de Paris
mes yeux sont las mes paroles se perdent
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sur l’île saint-louis
La Seine aux longs méandres, la Seine courbe et lente, dénie les lignes droites.
D’un paresseux élan gagne l’extrémité de son virage, butant sur les terrains marécageux où s’édifièrent ses grandeurs, puis s’en retourne d’un effort, racle les quais de vaguelettes, écarte ses deux bras pour caresser les îles. Ses vrais navires.
Tant de douleur cachée aux bords qu’elle frôle, tant de beauté, tant de douleur. Elle pourrait filer droit, connaître le bonheur de se griser de son désir, en ignorant l’image des bâtiments penchés sur son miroir fragile, toujours brisé, pour se comprendre. Et le malheur de ceux qui voient en elle leur destinée à l’image du ciel libre, inaccessible, d’un bleu parfait. Mais escortée d’un frisson gris de feuilles, longée d’arbres qui tremblent de leurs milliers d’oreilles, elle se ride à son tour, paraît trembler du désespoir de ceux qui guettent au-dedans d’elle les tourbillons d’agate comme des yeux, emporte l’eau froissée d’une voix triste à peine audible, un savoir morcelé – son abondance secrète.
Seine aux méandres longs. Courbe et lent fleuve.
La Seine alors recueille le malheur, monument d’hommes.
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BISTROTS DE PARIS
On est debout devant le zinc et sous l’œil simple
et bleu du patron qui s’active il arbore
une moustache artistique en balai-brosse
tandis que l’ivresse égare un monde incertain
qu’alimente la truelle d’un monologue à son propre rythme
lent parfois pâteux de bâtisseur de mondes ce sont les vignes
venues à Paris déverser leurs vendanges vers le métal
des tubes et des sièges les glaces réfléchissent les visages blancs
la sueur au front qui perle chez ceux qui reconstruisent
patiemment mais le poème est mort et les murs s’écroulent
éclairant par gouttes les fronts rien ne visite les solitudes
ni la bière barbue ni le petit rouge qui danse sur son ballon
ni le blanc sec en renversant la tête ou le café dans son corset d’ébène
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BISTROTS (II)
Le poème est mort je le sais bien le poète est une ombre
dans les rues qui chassent l’odeur d’âme et les oiseaux sauvages
l’éternité se recroqueville parfois sous les porches
près des cours dont la fontaine épingle
image et jour de son cristal sur la fonte bombée que n’ai-je
comme elle l’art de coudre l’eau de moire aux éclats de ciel
ainsi peut-être un fil au labyrinthe avant de revenir
aux rêves qui rassurent mais par la fenêtre la cour est ignoble
où résonnent les bruits domestiques les jurons des cuisines
il est simple et bon dans la cuvette sale il est doux
de pisser calmement dans une odeur de cigare
en maîtrisant le jet lyrique de l’urine avant
d’être aspiré dehors par la rue et le néant des langages
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BISTROTS (III)
Le buveur parfois regarde au fond de son verre
comme s’il cherchait le mot qui manque ou le souvenir
il reprend le récit au moment où le voyageur
se perd encore contre l’obstacle ou l’ombre de sa mort
j’irai m’asseoir au fond contre la cloison
près du portemanteau frêle, gibet de cadavres
les parapluies y dorment, les chapeaux sombres
es-tu le voyageur au-dessus de son verre ou ce poète
qui marchait sur le quai de la Mégisserie parmi les fleurs
les oiseaux parlent la langue des paradis qu’ils n’ont jamais quittés
la voix te délaisse tu ne sais plus tu n’avais jamais su
l’odeur du tabac maintenant s’incruste dans le poil du manteau
la laine sous ta veste agace ta peau
la fumée stagne à mi-chemin du plafond et les mots allégés
demeurent dans l’entre-deux d’une conscience attendant qu’on les frotte
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la lune au pont alexandre III
Même un soir, à Paris, dans la flaque laissée par la tempête, et en levant les yeux vers les étoiles maladroites à cause des vapeurs de la ville, j’ai réappris la forme de la lune.
Dans l’ampleur noire, lavée, elle semble lumineuse et floue, l’empreinte d’un sabot.
Alors je me suis souvenu d’une rivière, de l’ombre des buissons, et l’autre lune, là-bas des vignes et des vergers, pure et nette par l’anse et la médaille, brûlait intensément dans le pays fidèle à son absence, qui est aussi neige aux fleurs nues des arbres grêles, promis aux fruits, comme au cœur qui suscite à l’esprit, par blessures et merveilles, la floraison de mots propices.
Paris pendant quelques instants, cette nuit-là, se souvenait de l’odeur blanche et douce du printemps.
PHILIPPE DELAVEAU
Philippe Delaveau partage son temps entre Paris et la campagne.
Ses principaux ouvrages de poésie ont été publiés aux éditions Gallimard (Eucharis, Le Veilleur amoureux, Labeur du Temps, Petites gloires ordinaires, Infinis brefs avec leurs ombres, Instants d’éternité fragile).
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