UNE DE PERDUE, DIX DE TROUBLEES
les bruits qui courent sont fatigués j'étais une fille sans histoire je n'avais pas de souvenirs ça faisait mal de sourire
à des caméras braquées sur moi comme un serpent docile je ne sais pas vous parler mais je sais vous
écrire
et comme dirait l'anti héros d'un mauvais film si tu as un tant soit peu de talent ne le libère jamais
gratuitement
ça fait des semaines que je drague une paire d'yeux d'oreilles de panards qui passe à toute vitesse sans
même que j'ai le temps
de lui montrer mon diplôme de professeur de caresses depuis que je vous connais je passe
mes journées en état d'ivresse
et les flics de la bonne conscience m'arrêtent au carrefour de routes moins goudronnées que mes
poumons pas besoin d'alcotest
laissez-moi écrire mes lettres d'humour et remplir le tonneau de la tendresse avec les quelques bonnes
adresses que je connais trop bien
pour y avoir laissé mon manteau la moitié de mon livret A et les restes de pudeur que je gardais sous clé
dans le placard de la salle de bains
il y a des poètes qui ont fait semblant d'être amoureux je ne peux pas imaginer qu'on puisse se donner du chagrin
simplement pour faire croire à des lecteurs que l'auteur a chopé le béguin l'amour c'est comme la
varicelle si tu l'as pas reçu dans ton enfance
ça va faire des ravages et la fièvre va manger les derniers paysages que ta famille a tenté de te faire
aimer comme on apprivoise un animal sauvage
si tu savais comme j'ai aimé la france les lacs et les volcans les falaises la pierre noire et les cheveux
emmêlés par le vent sur une plage tous les soirs
j'imagine que tu vas me donner tout ce qui dort en toi depuis vingt ans je ne suis pas pressée j'attends
devant un grand lit vide mon verre est encore plein
je vais travailler vite et bien, tu seras obligé de reconnaître que j'ai dû en bouffer des violences pour arriver
jusqu'à toi sans connaître le chemin
dans mes univers intérieurs c'est une de perdue dix de troublées la passion un jeu de clés que tu as
oublié sur une étagère effondrée à même le parquet
d'une maison mal décorée au bout d'un village abandonné les gens qui s'aiment l'ont déjà déserté si
j'avais pu vous amener là bas vous redonner
le goût du bon vin le courage de ne pas se demander ce qui nous arrivera si nous nous réveillons
ensemble demain matin je n'ai pas de compte à rendre
puisque personne ne m'en a donné sur la carte du tendre l'autoroute n'était pas indiquée je suis malade
en voiture alors je ne peux pas emprunter
des routes c'est trop lourd à porter et puis très salissant j'oublie ce que je donne je me souviens de ce que
je reçois et de toi je ne me rappelle pas
les sourires tendus devant la porte d'une salle que le crépuscule tentait de traverser à la manière d'un
soldat blessé sur le champ de bataille
je voudrais que tu viennes au bord de l'étang nous ferions griller des brochets sur des rochers brûlants je
te raconterai les poèmes et les derniers romans
la barque retournée sur une rive pleine de boue elle ne nous verrait pas emmêler nos existences comme
deux branches cassées s'enlacer en silence
j'ai besoin d'un bon bain d'une tartine de pain chaud et je voudrais sentir tes bras se serrer contre moi
m'enlever la peur que tu ne sois pas là
si tu lis ce poème n'oublie pas : ça ne parle pas de nous ça ne parle que de toi
© Cécile Coulon
***
LE COURAGE DE SE TAIRE
Il y a des gens qui sont nés avec un peu de foin dans la poitrine des brindilles au fond des yeux
il suffit d'un souffle chaud pour y mettre le feu et chacun cherche sa flamme mais personne ne se brûle et
ton coeur dans l'étable
est épais et solide comme la peau sombre d'un boeuf qu'un fermier vient nourrir entre deux cafés noirs
renversés sur la table
si ton corps est un hameau je n'en vois pas les habitants la route principale s'arrondit sur ton flanc chemin de promesse
que les hommes traversent de temps en temps la courbe de leurs mains fait le tour de ton cul je n'ai pas
peur des erreurs
mais j'ai le sentiment trop fort de ne pas avoir vécu et ça ne suffira pas de prendre des trains des jambes à
mon cou et des couleurs
j'apprends à trouver le courage de me taire quand je vois des cortèges dans la rue des pancartes et des
slogans vengeurs
j'ai décidé de faire la grève de la retraite comme ça tout le monde est content je n'ai jamais travaillé ce n'est
pas maintenant
que je vais commencer à demander du fric la reconnaissance du milieu et des tickets restau j'ai suivi le
troupeau
au milieu de la foule c'est encore le meilleur endroit pour qu'on ne fasse pas attention à toi si tu veux être différent
commence par être tout court et n'en veux pas à tes parents ils n'y sont pour rien si leurs enfants ne sont
pas intelligents
tu me reproches de ne pas faire confiance encore heureux je ne vais pas prendre le risque d'accrocher la méfiance
au porte-manteau des amoureux je ne suis pas de ceux qui attendent sagement dans un coin de leur ville les gémissements
d'un peuple malheureux j'ai de la chance depuis que je suis née on ne m'a jamais obligée à choisir entre
deux camps
j'avance comme une machine la tendresse en sourdine de toute façon face à un choix cornélien j'ai
tendance à prendre racine
j'ai tellement croisé les doigts quand j'ai promis que mes phalanges ont des noeuds si les murs ont des
oreilles
je suis certaine que ta chambre avait des yeux je me souviens d'un temps j'avais même du mal à garder mes vêtements
j'étais persuadée que ta peau me tiendrait chaud cet hiver mais l'édredon est percé et j'ai besoin de nourrir
ma colère
avec des films en couleurs un compte à découvertes et des kilomètres de route que la neige a recouvert de
son manteau troué
vos rires m'ont rassurée chez moi la porte est toujours ouverte mais les volets fermés n'accueillent la lumière qu'après six heures
les soirs d'été je n'ai pas envie d'ouvrir des livres de grammaire pour expliquer comment construire un bon poème
il suffit d'avoir du temps pour s'inventer du chagrin et faire croire à son lecteur qu'on ne sait pas dire je
t'aime.
S'IL TE PLAIT REVIENS
s'il te plaît reviens chez toi reviens chez nous reviens où tu es né
n'oublie pas la tendresse de tes nourrices la violence des orages les défilés ici les armistices
sont sonnées chaque année s'il te plaît reviens chez toi reviens où je suis née je me souviens
de tout ce que nous avons été de tout ce que nous avons détruit en essayant d'y 'échapper
n'oublie pas les grandes mains qui t'ont nourri quand tu avais si faim tout l'or du monde n'aurait jamais
suffi
à apaiser nos soifs nos hivers nos chagrins il se tient courbé comme un vieux clou le droit chemin
nous sommes nés dans la boue dans la neige la rivière nous allaitait tous les matins s'il te plaît
souviens-toi des tartes au caramel et du petit salé souviens toi du sucre renversé et des tartines de pain
que nous avons partagées à la chaleur des flammes le chien couché devant la cheminée et les assiettes
lavées séchaient contre la vitre le soleil a percé la vaisselle sale un chat a pris la fuite sous l'évier
s'il te plaît reviens chez toi reviens chez nous reviens où tu es né personne ne t'en voudra il y a le sapin
à côté de l'étang là nous faisions la sieste en été les enfants prenaient le bain dans le petit bassin
où nous avons pêché de longs poissons dorés et tu les relâchais à la surface de l'eau admirable geôlier
ton coeur attrape des coups de soleil et ton crâne des coups de savates je te promets que je n'y suis pour
rien
si tu n'étais pas bien auprès des tiens s'il te plaît si tu reviens chez toi c'est là où je suis née longtemps
j'ai caressé tes mains j'ai même tenu ta tête entre mes seins et ton manteau troué attendait dans l'entrée
la tombée de la nuit tu partais sans un bruit dans l'ombre du matin les oies dormaient encore il y avait un poulain
qui t'a tendu la gueule pour demander pardon tu as passé la paume sur la crinière de poils bruns le petit
cheval a soupiré et moi aussi aujourd'hui tu bois du mauvais vin tu respires de mauvaises filles dans un lit
sans parfum
s'il te plaît reviens chez toi reviens où tu es né il n'y a pas de quoi pleurer je ne sais pas ce que tu crains
les parents n'écoutent pas les animaux ont fermé le chemin qui mènent jusque chez moi et la route est goudronnée
s'il te plaît il fait beau ce novembre la lumière a brandi son drapeau l'automne est un cadeau oublié sur la
table de chevet
s'il te plaît reviens chez toi reviens chez nous reviens où tu es né.
© Cécile Coulon
CÉCILE COULON
Cécile Coulon est née en 1990. Après des études en hypokhâgne et khâgne à Clermont-Ferrand, elle poursuit des études de Lettres Modernes.
Son premier roman Le voleur de vie et son recueil de nouvelles Sauvages ont paru aux Éditions Revoir. Le Rire du Grand Blessé est son troisième roman paru aux Editions Viviane Hamy, après Méfiez-vous des enfants sages et Le Roi n'a pas sommeil.