Ma double vie si chère si mie
tant que s’écoule de ses plis
le sang d’un crime non puni
le crime de vie
mes dents recommencent à mâcher
cet air fluide et élastique
un coup très petit un coup immense
mon corps balance mon cœur s’élance
s’échappe par la gorge à cri déployé
tel un oiseau battant affolé
de ses ailes qu’on lui a coupées
(le bruit est pourtant si terrible
et le vent si sifflant
que je trébuche comme si je portais
ma propre tête sur un plateau glissant
(vas-y avance ne t’attarde pas ne regarde pas
dit le chambellan Hermès en me poussant par les épaules
alors que mon Eurydice d’ombre me lâche j’en suis sûre
oui elle s’est défaite et flotte rendue à elle-même
et je sais que jamais plus je ne mettrai la main dessus
à moins que j’accepte de prendre sa place dans le shéol
mais alors c’est lui qui partira lui le « moi »
concomitance dans des espaces disjoints jamais toucher
ô amour impossible qui brisera enfin mon sinus/cosinus
corpuscule/onde plus/moins infini
je ne cesserai jamais de tourner sur un ruban de Möbius
Lent lent lent métro pesant traînant
entre les pattes d’un éléphant géant
le temps l’instant mourant s’étend (et devient éternité
(je vis dans le cadavre du temps mon temps à moi
depuis l’après-midi d’été où je n’ai plus pu
vivre un instant de plus
Assez ! Trêve de bavardage il est grand temps
de plonger dans l’océan de paroles
dites depuis le début de l’humanité
à supposer qu’un début existe de quoi que ce soit
sinon d’un poème et encore
(car où commence la première ligne elle est nulle part
surgit de nulle part (ma mère m’attend
au fond de l’eau avec son sourire qui me faisait peur
dans ce rêve
répété où elle me quittait à un coin de rue
dans la ville enfouie où je me débattais chaque nuit
en proie à des poursuites sans fin (comme alors je rêve
de m’envoler (mais c’est pas pareil car alors je volais vraiment
(la pression de la peur pousse soit au réveil soit
au sommeil profond
celui où tu arrives à faire des miracles sur toi-même
Jésus et grabataire en même temps (vole : et je vole
c’est aussi simple que ça (comme un bouchon de champagne
au fond… physique de sémiotique de matière première
Vendredi soir une orange vint tomber dans mon sein.
Je dépose mes sens comme un manteau blanc
qui m’enveloppait sans que je le sache
je reste nue dans le noir
dans la nudité de la chair de l’âme
une perception d’espace feutré élastique collant
co-extensible avec mes mouvements
tout en les prolongeant
comme une perspective inversée
je bouge on dirait « je tâtonne »
mais quoi avec quoi j’ai pas de bras
pas de jambes pas de bouche
pourtant je malaxe je taillade j’avale
cet espace qui est moi en deçà de mon corps
sans être corporel
je me travaille comme une matière première
nuances de gris de noirs me heurtent
aux reflexes des dénivellations
et recourbures inattendues
j’avance je touche me touche par le dedans
tel l’escargot dans sa coquille
souvenirs de sons d’éclairs de couleurs
se bousculent puis s’envolent
persistent encore des traces
d’odeurs de goûts et de touchers
velours pierres et bois
le dos d’un chat les pattes chaudes
d’un oiseau sur mon épaule
le métal froid et enfin l’eau
giclant de la déchirure des cordes d’un violon
je me retourne
une goutte blanchâtre monte dans ma gorge
traverse ma tête par derrière
se perd dans la lune
une autre descend de nulle part
et se dépose à la racine de ma langue
en fendant au passage
mes yeux révulsés vers mon front
mon souffle est un animal terré apeuré aux aguets
à peine palpitant sous mon diaphragme immobile
qui porte comme un plateau
ma tête sans visage
invisible
L’attirance de l’angoisse vient sans doute
de ce qu’il est plus rassurant de se rétrécir
que de s’exposer au large
la peur protège de la vraie peur
la peur c’est quand on se fait petit sous les autres
la vraie peur c’est de fondre dans la félicité
se perdre ne plus pouvoir distinguer
non je refuse de joindre les deux
je resterai au milieu tant que je pourrai
tenir au bout de mon souffle
ce corps de signes qui me remplace
Un corps d’écoute dont chaque pore est ouïe
plus de membres plus de sens d’organes distincts
même expérience qu’avec la manne mais plus subtile et plus
complète
des plis des pans au vent tornade vertige
ce pédoncule profond tiré des heures d’antan
mes pleurs d’arbres mes désirs mes angoisses
puis-je encore comprendre dans la nébuleuse de mon
incompréhension
quelle électrique métamorphose fait de mon exquis cadavre
auditeur
un corps de résurrection – le mien le tien le sien
éclosion de substance sonore éternelle dans l’instant
poussée sauvage trépidation trépanante
ma tête est la salle – boîte crânienne à résonance étendue
wwwwwaaaiiiiaooooh !
débauchée au quatre vents mon âme se déchire
dans mille cris gonflés comme mille voiles
d’un unique bateau volant dans tous les sens à la fois
tirant à lui seul la mer déchaînée que je suis
Racler la peau endurcie
de la réalité
récurer à fond
la gorge profonde
renverser la marmite
sortir par les bouts des orteils
se dissiper dans le courant d’air
parfois
revenir siffler dans les oreilles
des dormeurs
qu’est-ce qu’on est venu dire
est-on venu dire quelque chose
est-on venu
dire
est-on
venu
est-on
est
on
non. oui.
oui ? non. non ?
non.
Un poème frôle
autour des vapeurs d’une tasse
sur la terrasse
d’un café perdu
un autre se coagule lentement
avec la neige
sur les branches de tes plantes de jardin
rabougries
un autre encore
hante ton esprit la nuit
mais ne viendra jamais
à ta table
tu guettes des battements d’ailes
de papillons
tu attends qu’une musique s’insinue
qu’un mot se présente à la porte
parfois personne
juste l’attente
et de là naît une fleur qui contourele non-dit
oui le vrai contenu est toujours absent
et pourtant
DANA SHISHMANIAN
Extraits du recueil Mercredi entre deux peurs,
L’Harmattan, décembre 2011 (Accent Tonique)
Née en Roumanie, diplômée en philologie de l'Université de Bucarest avec une thèse de maîtrise spécialisée en littérature comparée, Dana (Popescu) Shishmanian vit en France depuis 25 ans et travaille comme ingénieur informaticien. L'écriture et en particulier la poésie l'ont accompagnée avec intermittence au travers des expériences de la vie.
Un recueil publié aux éditions Hélices en 2008 : « Exercices de résurrection »
Un autre publié chez L'Harmattan en 2011 : "Mercredi entre deux peurs"
http://www.editions-harmattan.fr
Anthologies : "Poètes pour Haïti" ( avec Khal Torabully ) Editions L'Harmattan, 2011
"Esprits poétiques n°4- Sortilèges" Hélices , 2011