VU DU TRAIN
Il va pleuvoir.
Vus du train
les arbres se sauvent…
se sauvent…
se sauvent…
vert sombre,
mauve,
pailletés de jaune étouffé,
gifflés,
courbés
par le vent.
Le ciel est presque noir…
Il va pleuvoir…
Pire !…
Il va tomber des cordes !…
Pire !!…
Bien pire !!…
Il va tomber des cables !!…
Pire pire !!!…
Encore bien plus pire !!!…
Il va dégringoler des énergumènes !!!…
Des énergumènes
hirsutes,
nus,
qui vont déverser leurs arrosoirs
dans les rues,
les avenues,
qui vont se ruer sur les maisons,
les immeubles,
les musées,
les cimetières,
les gares désaffectées,
les baptistères,
les usines de moulins à café,
les châteaux forts,
les forêts de pistaches
et les champs à vaches,
pour ouvrir tous les robinets,
crever tous les tuyaux,
éventrer toutes les gouttières…
Il va pleuvoir…
Les caniveaux vont déborder,
se transformer en rivières,
en fleuves,
en cataractes …
les mares,
les étangs,
les lacs
en océans déchainés…
les villes ne seront plus que des ruines
de cités sous-marines
à travers lesquelles glisseront entre deux eaux
quelques requins marteaux,
quelques méduses à carreaux
et les corps flasques,
désarticulés,
sans vie,
de ceux qui n’auront pas su
échapper à la crue
monstrueuse
de la pluie,
comme s’échappent du train
et se sauvent…
se sauvent…
se sauvent tous les arbres,
vert sombre,
mauve,
pailletés de jaune étouffé,
courbés,
gifflés
par le vent.
Le ciel est presque noir.
Il va pleuvoir…
Vu du train…
-----------------------------------------------------------------------------------------
QUATRE HEURES QUARANTE-SEPT
Il est quatre heures
quarante-sept.
La nuit est noire.
La rue est vide,
silencieuse.
J’écris,
à demi allongé dans mon lit,
ce qui me passe par la tête…
Les couturiers
sont des enclumes à ressorts mous
qui avancent à reculons,
et à califourchon
à côté d’un bocal à trois roues…
J’écris.
L’armoire est entrebaillée…
Le pavillon du phonographe est une énorme bouche ouverte…
J’écris…
Il est quatre heures
cinquante-deux.
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
LE PASSAGE D’ARLEQUIN
C’est Arlequin qui passe
dans une musique de crécelles,
de tambours,
de trompettes
et d’étincelles.
C’est Arlequin
noyé dans ses carreaux
et tout à la fois
Henri Trois
défoncé par son bilboquet,
André Citroën
écrasé par ses voitures,
Alexandre Dumas
transpercé par ses mousquetaires,
Yves Saint Laurent
englouti par lui-même,
la féee Bleue
basculée dans l’espace,
le petit Poucet
perdu dans ses traces
et nos destinées
dissoutes dans le vent.
Ainsi
tout commence
et tout finit,
les danses de la nuit
comme les chants de l’enfance.
Je saute,
je rebondis
de carreau en carreau
sur le ventre et le dos
d’Arlequin…
et de carreaux verts
en carreaux rouges,
noirs,
blancs,
jaunes,
je traverse les cubes,
les sphères
et les cônes
de l’existence qui se poursuit
depuis les débuts de la terre
jusqu’à aujourd’hui,
jusqu’à demain,
jusqu’à la fin.
Arlequin
s’allume et s’éteint.
Je sors un escabeau
de ma poche,
et d’encoche
en encoche
je descends l’escalier de carreaux.
C’est la naissance de la mort,
c’est la mort de la vie
que je trimballe comme un sac,
entre mes membres,
de routes en impasses,
de ruisseaux en océans,
de sentiers en ravins
sans quitter les quatre coins et le balcon
de ma chambre.
Dieu est par là,
peut-être,
en haillons,
une canne à la main,
ou en chapeau melon
et en guêtres…
peut-être…
peut-être…
L’éternité ?
Je la connais,
je l’atteins
quand je marche,
seul,
au bord de la mer
et que le vent de face dérappe sur mon visage…
je la connais,
je l’atteins,
quand je retombe,
ébloui,
submergé
par l’amour
au bout de ma jouissance…
C’est une éternité…
Une éternité de quelques minutes,
mais une éternité.
La mienne.
Arlequin passe
sur une musique de crécelles,
de tambours,
de trompettes
et d’étincelles…
une musique de capharnaüm…
la musique des hommes.
Plus Arlequin passe,
plus je m’amuse,
plus je m’amuse
plus je ris,
plus je ris
plus je meurs…
nous êtes meurs,
vous sommes meurs,
ils ont été,
ils ont,
ils auront meurs.
Tous.
Meurs.
Mais je suis le seul,
ou l’un des rares,
très rares
à le savoir.
Les miroirs
me dévoilent des fantômes…
ma mère,
mon père…
et d’autres…
d’autres…
et moi
en bretelles,
sabots en dentelle,
col de carton
et casquette à pompons
dans un bain de néant.
Arlequin a mal au ventre.
Il trébuche dans des coussins,
Arlequin.
Colombine apparait,
s’approche,
le piétine
et disparait.
Pourquoi ?
Qui est-elle ?
Si seulement quelqu’un pouvait me dire qui je suis…
d’où je viens…
où je vais !…
Mais non !…
Arlequin passe
avec la mort qu’il porte en lui
sous les figuiers,
les amandiers,
les oliviers,
les cerisiers,
le soleil
ou la pluie…
Un bilboquet,
des voitures,
des mousquetaires,
une ambition,
un espace
des traces,
du vent…
Arlequin passe
et ses carreaux s’effacent
par moment
dans les moqueries des enfants,
et le dédain des grandes personnes
en uniformes
qui le toisent
et s’endorment
en brandissant des équerres,
des compas
et des tables de miltiplication…
Arlequin passe
en dehors des écoles,
des passages protégés,
des chemins déjà tracés.
Je me suis assis,
j’ai glissé mon ombre sur le torse d’Arlequin
entre deux carreaux,
je n’irai plus en classe,
et j’ai été pris
d’un fou rire incendiaire
en voyant l’univers
d’où de suis.
Comme passe Arlequin
nous passons,
mon ombre et moi…
Bonjour…
Adieu…
C’était bien…
Sans prologue…
Sans suite…
Il me semble que ça se découd trop vite…
à moins que ce soit usé
ou déchiré,
non ?…
Bonjour…
Adieu…
Et nous passons
dans une musique de crécelles,
de tambours,
de trompettes
et d’étincelles
entre la fin du monde
ici,
et là-bas
l’infini.
Ou sont les magiciens et les anges ?
JEAN-LOUIS GUITARD
Enfance et adolescence à Antibes. Commence très tôt à dessiner.
Monte à Paris au début des années 60.
Dessine sans cesse, étudie toutes les approches possibles des sujets les plus opposés par le biais des différentes techniques du crayon, de la plume, de la mine de plomb.
Adopte l’encre de Chine, pointe (Rotring), plume et pinceau, à partir de 1976.
Expositions personnelles et de groupe se succèdent dès 1977 en France et à l’étranger.
En 1984, première exposition personnelle à Paris, à la Galerie Visconti. Dès lors, cette galerie lui consacrera une exposition chaque année jusqu’au décès de son propriétaire.
Depuis 2001 c’est la galerie La Hune-Brenner qui, à Paris, présente ses nouvelles oeuvres… A laquelle s’ajoutent diverses galeries en France et à l’étranger.
Aujourd’hui les oeuvres de Jean-Louis Guitard, considéré comme l’un des plus grands créateurs du dessin actuel, figurent dans de nombreuses collections privées non seulement
dans l’hexagone, mais aussi aux Etats-Unis, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Belgique, au Brésil, en Suisse, au Canada, en Allemagne, en Australie, à Taïwan et au Japon.
Parallèlement, Jean-Louis Guitard a écrit et composé plus de 900 chansons… Il continue d’écrire, de composer, et donne régulièrement des récitals dans lesquels il est seul en
scène durant 1h30.
De plus, dans le domaine de l’écriture, il compte à ce jour une trentaine de pièces de théâtre ainsi que des nouvelles et de très nombreux textes poétiques. Toute son expression
repose sur les drames quotidiens présentés à travers une sorte d’éclat de rire constant fait de détachement et de dérision.
Auteur du livre de poèmes "Noirs sourires" ( Éditions Hélices, 2011).