Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - LAURE WEIL

Publié par ERIC DUBOIS sur 24 Novembre 2014, 11:49am

Catégories : #articles - articles critiques

 Photographie de © Shush Tenin, assistant chorégraphe .

Photographie de © Shush Tenin, assistant chorégraphe .

 Africa tong and tweets


 

Le chant des oiseaux, une grosse théière de pluie, trois colonnes sans fin de bassines en plastique, des cordes et un écran suspendu dans le vide occupent le milieu de la scène. Le public s’installe.

Le premier danseur traine des tongs. D’autres compagnons le rejoignent. Le carrousel s’anime. Frottées les tongs sèches imitent le battement des ailes. Mouillées, on dirait un geignement apeuré. Tapées sur le sol, ces Fred Astaire d’opérette tirent de leurs claquettes le rythme endiablé d’une comédie musicale.

Une chasse aux esprits est improvisée dans la salle. Les tongs deviennent des tapettes à mouches que les danseurs claquent bruyamment au-dessus de nos têtes. Les fantômes apeurés se faufilent entre les sièges. Les danseurs bousculent les spectateurs pour escalader à grandes enjambées la falaise humaine de Bandiagara qui s’est dressée devant la scène. Un danseur crie dans son portable à son interlocuteur africain que les fantômes sont ici partout. Pas de frontières entre la scène et le public, pas de séparation entre le monde des morts et celui des vivants, plus de mer à traverser entre les continents, on se laisse mener ailleurs.

L’Afrique de la chorégraphe Robyn Orlin est faite de corps élastiques et de chocs qui chamboulent tout. Le décor écroulé, les danseurs noirs relient les bassines entre elles. On dirait un continent à la dérive qu’il faut bien recoudre pour arrimer à soi le cortège des casseroles que les garnements attachent à la queue des chiens pour les affoler. Une Afrique fantôme pour citer Michel Leiris que chacun trimballe avec soi, dans sa mémoire pour reconstruire une identité déplacée ou dans son imaginaire pour inventer cette terre lointaine et brûlante où la plupart d’entre nous ne sont jamais allés.

L’exil rétrécit tout sur son paysage. Debout dans sa bassine, un homme chante une comptine wolof puis prend une poignée de l’eau tombée pour semer ses graines de sècheresse à tout vent.

Les corps revêtent leurs habits de scène pour briller. Couleurs fluo, short pailleté, manteau de peluches, masque d’épingles à nourrice et lunettes noires transforment les danseurs en joyeuse bande de carnaval. Leurs accessoires rappellent les déguisements que les enfants bricolent pour devenir plus forts : un homme se travestit en femme, l’imprimé panthère d’un slip, la coiffe orange ébouriffée d’un lion, un long morceau de tissu rouge et animaux sauvages, masques de cérémonies et chef de tribu débarquent sur scène.

L’identité n’est pas définitive, qu’on naisse homme et se rêve femme, qu’on se découvre homosexuel, qu’on naisse africain et se retrouve européen, les danseurs circulent pour demander aux spectateurs leurs papiers et s’insurgent à haute voix de l’impudence de ceux qui sont sortis sans rien.

Un danseur porte des oreilles de lapin rose. L’ingénu et ses compagnons en rang serré entonnent la chanson Cerf, cerf ouvre-moi ou le chasseur me tuera …lapin, lapin, entre et viens me serrer la main avant que le groupe ne se ravise et se mette à poursuivre la pauvre bête qui se planque dans les gradins pour leur échapper. Enfermé dans l’écran de son portable, le lapin filme son visage paniqué qui est projeté sur scène. Ses mimiques prennent une tournure grotesque et on ne sait plus si on doit le prendre en pitié ou en rire. Spectateurs devenus voyeurs, nous assistons aux images de sa traque déréalisée comme si elle se passait ailleurs alors que la scène se déroule à côté de nous. Métaphore de la téléréalité où le réel devient spectacle et où la détresse du monde peut être balayée de sa porte en éteignant le bouton d’une télécommande.

Avec la même rapidité, Robyn Orlin commente par texto à plusieurs reprises ce qui se passe sur scène pour faciliter notre compréhension du spectacle. Ses tweets pleins d’humour apparaissent subitement sur l’écran. L’irruption de cette parole ouvre une brèche temporelle qui interrompt la rêverie du spectacle en nous ramenant à la réalité. Ce balancement entre fable et actualité, entre la créatrice et le public, entre l’Afrique et l’Europe est nécessaire pour s’accrocher au monde et le partager ensemble, à l’image de cette troupe mélangée de danseurs - Hans Peter Diop Ibaghino, Khalifa Ababacar Top, Adelinou Dasylva, Tchébé Bertrand Saky, Claude Marius Gomis, Aliou Ndoye, Mamadou Baldé, Mohamed Abdoulaye Kane - venue d’Afrique et de France. Peu avant la fin du spectacle, la grande chorégraphe et danseuse contemporaine franco-sénégalaise Germaine Acogny est filmée marchant dans un paysage africain et on se met à rêver au sable qui vole si légèrement là-bas et aux tongs qu’on porte aussi chez nous tout l’été.


 

 23 novembre 2014

 

 


 

D’après la pièce actuellement en tournée, At the same time we were pointing a finger at you, we realized we were pointing three at ourselves (Au moment où nous avons pointé un doigt vers toi, nous avons réalisé que nous en pointions trois vers nous-mêmes), Proposition de Robyn Orlin / Création 2014, Avec la compagnie JANT-BI / Germaine Acogny, spectacle joué le 13 et 14 novembre à la Halle aux grains, Scène nationale de Blois.  


 


LAURE WEIL


 

Laure Weil se présente :

 

 

 


Professeur agrégée d'arts plastiques, je suis aussi curieuse de littérature, de cinéma et  d'architecture. J'ai fabriqué quelques livres d'artistes, dont le lien entre eux semble être l'effacement. Livres restés confidentiels. J'écris généralement pour restituer une rencontre avec une œuvre, qu'elle appartienne au champ des arts plastiques ou au cinéma.
Je cherche à diffuser mes textes parce qu'il est plus facile de se motiver à écrire régulièrement quand on sait que ses textes sont susceptibles d'être publiés.
Mes écrits sont nourris par ma culture des arts plastiques et par ma liberté à jouer avec les mots, comme s'il s'agissait de couleurs pour un peintre.


 

 

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