Le Capital des Mots.

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Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - INTERVIEW DE MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU PAR DANIEL MORVAN

Publié par Le Capital des Mots sur 19 Mars 2019, 12:49pm

Catégories : #articles - articles critiques, #interview,

Entretien avec Marie-Hélène Prouteau par Daniel Morvan, à propos de son livre Le Cœur est une place forte, (La Part Commune, 2019)

 

D’où est venue l’idée d’écrire ce livre ? Vous êtes née à Brest en 1950 et votre famille y a vécu la guerre. Pourriez-vous nous en parler ?

Naître juste après, dans une ville détruite, rasée, encore marquée par la destruction me donne une relation forte, intime, à la guerre. Mon livre part d’une « relique », le livret militaire de mon grand-père parti de Brest avec son régiment. Livret perdu avec 430 autres dans l’effroyable bataille des Ardennes belges, le 22 août 1914. J’ai voulu tenir dans un même mouvement les ruines fumantes des villages belges qu’il a traversés, en reconstituant son trajet en imagination, et les ruines de Brest dans l’autre guerre. Les quatre années de bombardements, le siège de quarante jours, les 30 000 tonnes de bombes. Peut-être cette hypersensibilité personnelle aux images d’aujourd’hui, Sarajevo, Alep, évoquée dans la préface de Dominique Sampiero, est-elle en lien avec les traces des décombres de la ville natale sur l’enfant que j’étais ? Ensuite il y a les livres qui ont déposé d’autres images, La Storia et les figures d’Ida et du petit Useppe, Vie et Destin et Stalingrad assiégée. Ou bien le recueil Ils s’avancèrent vers les villes de Françoise Clédat. Tout cela nourrit mon regard plutôt lyrique, poétique sur les ruines et les traces d’hier, sur comment elles vivent en nous. Je me suis souvenue d’un travail universitaire en 1987 sur « Les romancières et la seconde guerre, Marguerite Duras, Anna Seghers, Elsa Triolet, Elsa Morante ». Et puis je suis toujours attentive à d’autres formes artistiques. Le travail de cinéastes Joanna Hadjithomas et Kalhil Joreige dans Se souvenir de la lumière qui, à partir des ruines de Beyrouth, font une sorte d’archéologie étrange. Celui du peintre Michael Gaumnitz dans sa création vidéographique 1946 Automne allemand.

Le Coeur est une place forte: sous ce titre emprunté à Paul Celan, vous fouillez les décombres de la guerre, des guerres. Quel sens donnez-vous à ce titre? Y aurait-il, sous les décombres de Brest, de Belgique ou de Dresde, un coeur plus fort que les bombes ?

Ce vers de Paul Celan est tiré du poème « Après-midi avec cirque et citadelle » dans La rose de personne. En 1961 en vacances à Trébabu, près de Brest, il l’écrit lors d’une promenade sur les remparts du port militaire. Cette image du cœur, l’organe vital si vulnérable associée à l’idée de forteresse inexpugnable est superbe. Elle renverse l’ordre du destin. Lui qui a perdu son père et sa mère dans l’extermination des Juifs rapproche en imagination la Brest Atlantique et la Brest slave qui a, elle aussi, résisté au nazisme. Sa langue est l’allemand mais comme il est aussi traducteur du poète Mandelstam, il salue en russe cet ami mort dans l’horreur des camps staliniens. Un bref instant la perte et la mort s’annulent. Je suis sensible à la magie de la parole poétique : le cœur peut être assiégé, lui aussi, mais peut trouver une incommensurable force. Comme celle de ces résistants de Brest fusillés dans les remparts et dont on a retrouvé des restes, en 1961, au moment des travaux de l’IUT. Brest est de ces lieux à la mémoire hantée, où l’on marche sans le savoir sur de possibles restes en sous-sol. Comme l’évoquent, dans leur livre, Hélène Cixous de retour à Osnabrück et Sylvie E.Saliceti près de Lissinitchi-Lviv en Ukraine.

Vous parlez de "quête documentaire et poétique", avec, pour point de départ, ce carnet grand-paternel. Si les livrets militaires pouvaient parler, semblez-vous dire, on pourrait voir le fond des guerres. Cette formule d'écriture, entre poésie et document, résulte-t-elle d'un choix ou s'est-elle imposée au cours de l'écriture ?

C’est un choix d’écriture. Le roman insère des éléments divers, articles de journaux, données documentaires, je pense à Dos Passos ou Sofi Oksanen. J’ai voulu le tenter dans ce recueil en jouant de multiples fragments. Un extrait d’archive militaire, un poème de Wilfred Owen, le témoignage de Sara la jeune fille belge, une inscription gravée sur l’écorce d’un arbre avant la bataille, une photo ancienne du pont de Brest avant son bombardement. Tout naturellement le livret vide du grand-père en devient le réceptacle. Autant de bouts « chiffonniers du passé », selon l’expression de Laurent Olivier, miroirs en quelque sorte de la réalité éclatée, dévastée que produisent les guerres. C’est inséparable de ma réflexion sur ces reliques qui nous reviennent du passé. Intégrées à notre présent sans que nous le sachions. Nous y sommes reliés de toutes nos fibres. La métaphore de la fouille revient souvent dans mon livre, celle de la quête, lampe frontale à l’appui. C’est à la fois réaliste puisqu’à Brest on sait que des restes existent dans une partie souterraine de la ville. Comme le figure le tableau de Pierre Péron que j’évoque, Nous avions une ville. Et c’est un puissant tremplin pour l’imagination. Voix chuchotées, présences invisibles de ceux qui sont passés dans cette fameuse rue de Siam, tel ce lieutenant noir américain, Jim Europe, débarquant à Brest avec les troupes américaines et son orchestre de Harlem : 1917, soudain le jazz est là. La « revenance », titre donné à l’Album I, peut ramener des accents joyeux.

Ce que vous dites du silence des hommes sur la folie guerrière, est aussi cela que vous tentez de surmonter en écrivant dans les blancs du carnet militaire de votre grand-père? N'y a-t-il de mémoire que poétiquement habitée?

L’idée de blancs évoque pour moi deux choses. D’une part la parole manquante, ce qui a été refoulé, au sens freudien du terme, un traumatisme et une douleur si grands que, pour tenir debout, il a fallu d’abord la mettre entre parenthèses. L’expérience de quatre années de bombardements, la disparition d’une ville dont on parlait peu dans les familles ou par bribes. Et que je ressentais vivement en indiquant sur ma fiche à l’école « née à Brest », l’associant immédiatement à Barbara de Prévert, dont il ne reste rien. Ce qui a été enseveli et qui reste à creuser, exhumer un jour. Dans l’âme collective des villes, comme dans le sujet individuel, Freud s’inspirant précisément de la métaphore de Pompéi pour dire la mémoire des blessures anciennes. Qui d’autres que les poètes sont les mieux placés pour exprimer cela ? Outre Celan, Prévert, j’ai aimé mêler Wilfred Owen envoyé, comme mon grand-père, sur le front de la Somme. Rapporter son War Requiem et son chant terrible, Hymne à la jeunesse condamnée. Il y a aussi le poème sumérien composé il y a 4000 ans, la Lamentation sur la ruine d’Ur, texte d’une tablette d’argile mésopotamienne au Louvre, venu des lointains de l’Histoire. La destruction des villes se décline dans toutes les langues.

Toujours à propos de ce livret militaire, vous allez jusqu'à lui donner le statut d'un narrateur mystérieux, proche de ce pigeon voyageur inspiré d'un poème de Prévert, qui n'arrive jamais à temps pour livrer son message: paix. Est-ce pour lui donner enfin la force qui lui manque que vous écrivez ?

Ce pigeon qui arrive toujours trop tard porte une part d’humour noir et d’ironie. J’ai toujours à l’esprit ce propos de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour : « Eternelles infirmières d’une éternelle guerre ». Car tous ces discours que j’ai lus sur la Grande Guerre de notables et politiques lors des cérémonies se gargarisant de la beauté du sacrifice soulèvent le cœur. Ce qui m’importait, c’était d’évoquer les oubliés. Les « muets » selon le mot de Camus dans L’Exil et le Royaume. Les soldats, les civils pris dans des jours et des années de siège, les enfants de Malaga, de Sarajevo, d’Alep. Comme de Belgique. En préparant mon livre, j’ai lu chez les historiens que l’Allemagne n’a jamais reconnu les atrocités en Belgique et dans le Nord. La blessure est toujours là, dans les familles, je l’ai ressentie dans les témoignages en Belgique qui m’ont été confiés, présente à trois ou quatre générations de distance.

Il y a dans votre texte un lyrisme qui appelle constamment le dépassement des vestiges. Etait-ce là aussi votre intention, ce dépassement de l'expérience, de l'enquête familiale pour atteindre à un universel de la perte et de la douleur?

Le lyrisme est d’abord celui de la nature, la beauté de la rade de Brest ou des forêts de Wallonie. Comme en contrepoint des heures terribles de la guerre, ces petites proses pointent des moments heureux autour des joies simples de la vie d’avant, les bêtes et les rivières. Lyrisme aussi dans « l’invention d’un grand-père » que je n’ai pas connu et pour lequel j’imagine le passé. Et puisque vous parliez de force, je rends hommage à ces anonymes qui ont fait preuve de ce que j’appelle la « persévérance du cœur ». Et avec la figure de ma grand-mère, c’est l’image de ces lignées de femmes gardant malgré tout leur humanité et leur liberté qui est convoquée. « Celle qui veille à la proue du monde » en devient universelle.

Dans votre livre l’émotion passe souvent par l’entremise de diverses oeuvres d'art, comme pour nourrir ce qui n'a laissé aucune trace, telle la ville rasée peinte par Pierre Péron ou les villes Dresde, Cologne de Michael Gaumnitz. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

C’est peut-être simplement que l’art sous toutes ses formes a cette fonction de faire revivre des affects douloureux, les dépasser si cela se peut. Affliction, révolte, consolation. apaisement. Pour ce qui est de la peinture, elle est toujours très présente dans mes livres. Dans la clairière de Maissin aux milliers de croix blanches, devant le vieux calvaire breton du Tréhou qui a été extrait de sa terre, expédié en train jusqu’en Belgique, et remonté pour veiller sur les milliers de soldats inconnus, je pense au peintre belge surréaliste Delvaux car l’épisode est véritablement surréaliste. Et je l’associe au Stabat Mater en une « douleur Pergolèse ». La saisissante création musicale de Lubos Fiser trouvée sur internet, Lament over the ruined town of Ur, est de l’ordre du cri et m’a inspirée pour le drame de l’abri Sadi Carnot. Chacune de ces formes d’art m’accompagne, me donne des bribes de réponse à cette question que je me pose depuis longtemps ; comment vit-on debout après les ruines ?

19 Mars 2019

 

MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU

Elle se présente : 

 

Marie-Hélène Prouteau est écrivain et critique littéraire. Professeur agrégée, elle a enseigné les lettres et la philosophie. Elle est auteure d’études chez Ellipses (Homère, Gogol, la poésie russe, Yourcenar…) de romans Les Blessures fossiles, Les Balcons de la Loire (La Part Commune), L’Enfant des vagues (Apogée). Elle écrit dans diverses revues, Europe, Recours au poème, Terres de femmes, Encres de LoireLa Pierre et le sel... Elle écrit surtout de la prose poétique. Son livre, La Petite Plage (La Part commune) est « l'autobiographie d’un lieu » (sélection du prix J.J.Rousseau 2016). Le Coeur est une place forte (La Part Commune 2019) son dernier livre, titre emprunté à Celan fouille les décombres des guerres à partir du livret militaire perdu d'un aïeul.

 

http://www.m-e-l.fr/,ec,979

 

 

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DANIEL MORVAN 

 

Plus d'infos : https://www.babelio.com/auteur/Daniel-Morvan/83440

 

 

 

 

Le Cœur est une place forte,  Marie-Hélène Prouteau , La Part Commune, 2019 - DR

Le Cœur est une place forte, Marie-Hélène Prouteau , La Part Commune, 2019 - DR

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