Plainte rouge
Si la viande pouvait
parler
elle hurlerait
le dégoût de vos
bouches
(si ma viande
pouvait parler
elle hurlerait le dégoût de ton
corps)
**
Plainte blanche
Tu avais
une démarche assurée
le charme dans ton sourire
tu étais
loyal et
tout semblait facile
tu es
si raide étendu là maintenant
les paupières closes
si pâle si
impersonnel
il aura fallu que tu attendes d’avoir
dix-huit ans – à quelques jours de ta
majorité –
pour qu’une fois seulement tu causes du tort
à ta famille tes amis à ta
petite amie
à l’employé de la morgue aussi
quand le directeur l’a appelé
pour s’occuper de toi
qu’il est reparti en
poussant le brancard – dernier lit dernier
voyage –
il a regardé sa montre et en silence a
pesté
maugréant deux trois mots – un gros mot un juron –
visage fermé mâchoire serrée le regard
dur
la double porte à battants
claquant derrière lui comme un reproche adressé à
nous tous
tu aurais pu faire ça à un autre moment
tu aurais pu faire ça plus tôt dans la journée
quand il en avait le temps
aussi
tu aurais pu
ne pas le faire
**
Bouche à bouche
Toutes ces heures
perdues égarées volées prises au
dépourvu
qui accélèrent notre existence précipitent notre
déclin
qui nous décomptent et qu’il
nous faut pourtant compter comme du
temps de vie
les heures de sommeil de doute les jours de
maladie
des mois d’affliction de deuil quand l’horizon est
fermé le ciel
complètement bouché
tu me diras
ces heures sont
nécessaires sans elles
la vie n’aurait
aucun relief aucun rythme
il faut bien accepter
d’accélérer le temps si l’on veut pouvoir plus tard
le ralentir un peu
de plonger un peu plus bas si l’on veut pouvoir plus tard
monter un peu plus haut
je te répondrais bien volontiers
mais il ne me reste que dix minutes pour
avaler mon café fumer ma première cigarette
m’habiller me donner un coup de peigne
avoir l’haleine fraîche et sentir bon
puis
je ne suis pas certain que ma réponse
soit à la hauteur de la tienne
il me faut y réfléchir
aussi
en resterons-nous là
à bientôt
**
Madone
Je regardais la pluie tomber dans le jardin
c’était une pluie lourde une pluie qui s’assumait comme
une belle pluie d’avril
de ces jours d’avril où l’on n’hésite pas à
porter un chandail dans la maison
à rallumer un peu le chauffage
pour prévenir l’humidité
pour rien au monde je n’aurais mis
un pied dehors aucune envie d’être trempé aucune envie
tout court je regardais tomber la pluie spectacle au temps présent
infiniment
suffisant
pour racheter la solitude d’un homme
un jour de rien
il faut dire
que je n’étais pas si seul
à côté de moi sur la table à
manger du dehors
la table blanche en plastique
protégé par l’auvent
se tenait un papillon
qui comme moi
regardait tomber la pluie
et c’est peut-être pour cela
grâce à cela grâce à lui à cette
association improbable
que je ne désirais rien me
tenais là tranquillement
l’âme apaisée par la présence de cette
petite chose fortifiée par le
discret partage d’un moment peu commun entre un
insecte et un homme
ailleurs à un autre moment
j’aurais pu être assis sur un banc
sur une promenade touristique devant une mer
bleu azur
par une journée oisive un jour
comme aujourd’hui
et j’aurais pu
partager ce moment
avec une vieille dame
une très vieille dame
qui se serait assise à l’autre bout du banc
que je n’aurais à aucun moment
pas vraiment regardée
juste assez pour
savoir qu’elle était vieille habillée comme
une vieille très vieille dame
et quand je me serais levé pour m’en aller
j’aurais dit « au revoir madame »
appuyant ces trois mots par un sourire
profond la regardant enfin comme si
dans le silence qui nous avait réunis
nous avions conversé échangé
un long moment
et bien sûr j’aurais eu droit à un
« bonne journée monsieur »
appuyé par un sourire ancestral et un
hochement de tête
quand la pluie a cessé
qu’est lentement revenue la lumière
puis le soleil
le papillon était toujours là
gentiment je lui ai
soufflé dessus
pour le tirer de sa rêverie pour qu’il reprenne
le cours de sa journée – il en avait une
lui
mais au lieu de s’envoler –
ce à quoi je m’attendais –
il a basculé sur son aile droite
pour se retrouver de côté
comme un papillon en papier qui
ne tient pas droit
il était sec
raide mort
depuis
je suis hanté par cette image effrayante qui pourtant
n’existe pas
moi
sur un banc devant la mer par une journée magnifique
assis à côté d’une très vieille dame
je me tourne
je la regarde
elle est morte
**
Troisième heure d’attente au bureau pour l’emploi
Entre
neuf heures trente et dix heures ce matin
quarante-deux voitures sont passées dans la
rue
dont dix-neuf noires
huit blanches et trois
immatriculées à l’étranger
hier dans le journal j’ai lu
l’interview d’un grand poète sud-américain
« la poésie est partout » disait-il
« il suffit d’ouvrir l’œil et la voix
pour la saisir
et la rendre »
il est midi
mon numéro est encore loin
j’ai beau chercher établir
toutes les corrélations possibles
entre ces données sur la page
je ne parviens pas à isoler à faire jaillir
l’étincelle de vie qui pourtant
les sous-tend – sans elle
elles ne seraient pas
à ma gauche sur le banc voisin
un homme la quarantaine
t-shirt sale mal rasé au gros ventre fa tigué
vient de tenter un prout discret
un instant il a eu l’air satisfait
il croit que
personne ne l’a remarqué
(sans doute croit-il maintenant
que s’il sait péter sans se
faire remarquer
il n’y a aucune raison pour qu’il ne
décroche pas un entretien pour un emploi –
tous les talents sont dans
la nature)
il est midi quarante
mon numéro est encore loin
aucun de nous ne passera
avant le début de l’après-midi
l’homme a fini par
s’endormir sur le banc
comme un enfant
il respire doucement
je pose ma feuille et le regarde
halo de calme
derrière par les
grandes fenêtre le soleil
illumine la ville
je passerai tard mais ce n’est pas grave
j’ai le temps
je me sens bien
cet homme
c’est peut-être lui
la poésie
**
Des briques et des doutes
Quel est le prix de l’expérience
quelles en sont
les limites ?
à ajouter une brique à une brique à une brique
on obtient un mur sans fin
qui ne nous élèvera nulle part le ciel étant
sans borne
une réalisation qui
contrairement à ce que tu croyais
ne nous protégera pas plus
de l’adversité
ce mélange capricieux de vie et de mort
dont personne ne connaît la mesure
comme tout bon citoyen d’un état qui se respecte tu as
couru après la maîtrise – on t’y a encouragé dès l’école –
comme tous ceux-là avant qui déjà couraient comme
ceux d’avant
tu as cherché la stabilité œuvré à
conjurer le mauvais œil
ce que tu as de plus précieux
tu l’as placé en sécurité derrière ce rempart
un rempart que tu as voulu si épais
qu’il résisterait aujourd’hui à une
attaque de vikings
aux boulets de canons de l’armée napoléonienne
à un contrôle du FISC
à un siège des Témoins de Jéhovah
à une tempête subtropicale
c’est que ses fondations sont solides
Sécurité sociale mutuelle
emploi à durée indéterminée joliment rémunéré bardé
d’avantages – assurance hospitalisation plan
pension etc. –
l’amour de ta femme ton amour pour elle
l’amour de tes enfants ton amour pour eux
des parents des amis des proches en cas de
besoin de problème
un frigo toujours plein des loisirs quelques
moments creux pour rêver
aussi
entre autres
une carie soignée sans douleur en moins de vingt minutes
par une dentiste incroyablement sexy
personne dans le wagon le matin en semaine un carré de places
pour toi seul
une maison de cent-cinquante mètres carrés au bord de la plage
à hériter de tes beaux-parents d’ici à une vingtaine d’années
comment expliques-tu alors
que tu as eu ce matin
ta troisième suée froide
depuis le début de l’année ?
l’œil était là
avec toi
sur toi
de ce côté-ci
celui où il
n’est pas censé se trouver
il t’a fallu la journée pour
inspecter le mur vérifier qu’il n’avait
aucun défaut ni faille ni lézarde –
tes briques sont d’excellente qualité le ciment a
été lié par tes larmes
et
à te voir
crois-moi
il t’en faudra quelques-unes de plus
à compter de ce soir
pour
comprendre que la faille
est à chercher ailleurs
bien d’avantage encore
pour comprendre que ton mur ne sert à rien
et un nombre incalculable pour en arriver un jour
à te faire la réflexion que le mouvement et l’ouverture
écrasent à plat de couture
l’immobilisme et la fermeture
MICKAËL BONNEAU
Il se présente :