La course des nuages
Le film d’Olivier Assayas se déroule en Suisse. Sur un plateau, nous attendons l’apparition du serpent de Maloja. Une avalanche de brume qui entre en scène dans la vallée et annonce le mauvais temps. Au dessus d’un lac tendu de bleu, un nuage rampe avant de se déverser à gros bouillons et de contourner les sentinelles qui ruissellent sous la tempête. Les sommets se chargent de noir quand l’écume des songes efface ce qui nous retient sur terre.
La montagne et sa géographie des creux rendent les parcours difficiles. Bringuebalée par les secousses et le roulis du train, une actrice se rend à une cérémonie pour recevoir le prix d’un auteur de théâtre dont elle a interprété dans sa jeunesse une pièce à succès. Elle est accompagnée par son assistante qui jongle avec ses portables pour garder le fil de ses communications interrompues par le passage des tunnels. Le même écran qui nous relie instantanément à l’autre bout du monde se fige quand l’étreinte de la terre se referme et nous laisse seuls à notre expérience physique des êtres et des choses. L’eau s’infiltre entre les roches durant notre captivité et on hésite à accélérer les mouvements qui pourraient ébranler notre stabilité. L’espace se resserre autour des deux femmes qui règlent les derniers détails de la soirée jusqu’à ce qu’un incident bouleverse la suite des évènements.
Le voyage est interrompu et il faut dans l’urgence bricoler un nouveau départ pour ne pas tomber dans les abîmes où le temps nous a précipités. Se remettre en scène avec le passage de la vie rêvée que l’on s’invente chaque jour à celui de la vie réelle qui nous incombe. Le métier de comédien permet de ressentir cette dualité des rôles où on se laisse diriger sans crainte de retrouver son personnage le lendemain et celui plus incertain où il nous faut s’improviser à nouveau.
Déplacer ses représentations sur ce qu’on est devenu n’est pas simple. En reprenant le rôle d’une femme mûre qui succombe au charme d’une jeune amante, Juliette Binoche alias Maria rejoue la pièce en incarnant cette fois le personnage le plus âgé. Les répétitions que l’actrice et son assistante Valentine jouée par Kristen Stewart font chaque jour pour s’approprier ce nouveau rôle sont hantées par les réminiscences de la jeunesse et de son insoumission.
Sortir de soi pour accepter de nouvelles émotions fragilise toujours autant. Alors il est plus facile de refuser l’âge de son rôle, en ridiculisant toutes les tentatives que les proches vous offrent pour aller vers ce qu’on est devenu.
Lors d’une baignade dans un lac, les deux femmes se dénudent pour rentrer dans l’eau. Valentine garde ses sous vêtements tandis que Maria se dévêt entièrement. Un jeune arbre suffit à protéger, par un mouvement de caméra d’une grande délicatesse, la nudité du corps épanoui de l’actrice. On dirait une valse aimante et caressante de la chair que la présence de ce bois noueux et sec rend irrésistiblement voluptueuse.
La tendresse n’est pourtant pas du côté de Maria qui s’arqueboute et résiste tant qu’elle peut (jusque dans ses rires aussi subits qu’hystériques) pour ne pas céder à ce rôle de femme mûre auquel son métier d’actrice ne l’a pas préparé tandis que Valentine essaie patiemment de l’y conduire.
« La souffrance ça craint, la crainte c’est cool » dit Valentine pour expliquer à Maria son admiration pour la partenaire Jo-Ann Ellis, jouée par Chloë Grace Moretz qui incarnera à son tour le rôle de séductrice de ses dix-huit ans, la jeune actrice n’hésitant pas à jouer dans des mauvais films de série B qui manquent de psychologie. Affrontement de deux générations qui abordent pour Maria leur rapport au monde dans la durée et la transmission tandis que Valentine et Jo-Ann Ellis se sont rôdées aux soubresauts et imprévus d’une société qui revendique plus son désir de communication et de satisfaction immédiate que d’introspection et d’accomplissement individuel.
Maria est sonnée par le crépitement des flashs qui se sont détournés d’elle pour capturer la jeune actrice dans leur lumière. Réfugiée dans un coin d’une limousine qui s’étire comme un tunnel, elle assiste à l’éboulement de ses pierres sèches soufflées par le jour qui s’enfuit et que se dévoilent
Entre deux montagnes,
Un précipice,
Entre deux cols,
Une vallée,
Entre deux roches,
Un torrent,
Entre deux pierres,
Un secret
Se glisse
Furtivement
Avant que la poigne
Du temps
Ne le vole
Et l’enfouisse
Dans une poche
A l’abri des curieux.
29 août 2014
LAURE WEIL
Elle se présente :
Professeur agrégée d'arts plastiques, je suis aussi curieuse de littérature, de cinéma et d'architecture. J'ai fabriqué quelques livres d'artistes, dont le lien entre eux semble être l'effacement. Livres restés confidentiels. J'écris généralement pour restituer une rencontre avec une œuvre, qu'elle appartienne au champ des arts plastiques ou au cinéma.
Je cherche à diffuser mes textes parce qu'il est plus facile de se motiver à écrire régulièrement quand on sait que ses textes sont susceptibles d'être publiés.
Mes écrits sont nourris par ma culture des arts plastiques et par ma liberté à jouer avec les mots, comme s'il s'agissait de couleurs pour un peintre.