Y’A LE FEU PARTOUT
Lettre à ma fille
Je ne saurai pas te dire, ça brûle, j’aurais pas cru.
Ca me ronge pas, ça me consume, ça m’entrave, ça m’enclume.
Je ne saurais pas te dire, ça s’enflamme quand tu claques plus les portes, quand l’écho de ton rire se tait, quand j’ai plus tes bras pour chanter.
Y’a le feu partout, dans les cactus qui meurent sur l’étagère bancale, dans les silences des rideaux fermés, dans les livres en poussière immobiles qui attendent, qui attendent.
J’ai cherché du sable dans le tiroir de ton bureau, je suis pas folle, je vais pas pleurer, les larmes ça attise l’absence.
J’ai trouvé que du vide, et puis quelques jouets. J’aurais pu en faire un brasier, un brasier c’est joli, et puis ça tient chaud. Mais tu n’aurais pas compris.
Je ne saurais pas t’avouer à quel point ça me brûle, l’écho de tes histoires futiles, ton envie banale d’être déjà grande, le bruit lointain de mes talons trop grands pour toi que tu mets en cachette. Et ta peur de la première flamme, celle que je ne pourrai pas éteindre.
Y’a le feu partout. Dans ma voix faussement assurée quand je décroche le téléphone pour t’appeler, te demander si tout va bien, te dire que tout va bien, que je pense à toi quand le matin vient me chercher et quand le soir m’enlace, que ta sœur a toujours peur des limaces, que ton frère veut une piscine pour cachalots, que je travaille sur de nouveaux rêves à repasser, que tu me manques bien sûr, que le chat dort dans l’étui à violon. Mais je ne te dis pas à quel point, loin de toi, je me sens con.
***
LA MUSICIENNE
Mon violon d’Ingres est rouge. C’est parce qu’il s’est enflammé hier soir.
Mon violon d’Ingres est un violon, vous trouvez ça dingue ? Mon violon dingue est rouge.
Rouge sang, rouge vie, rouge feu, rouge amour, rouge son, rouge cri dans la révolution, rouge lune dans le ventre des femmes, rouge lèvre mordue par la colère, rouge vin griffant la peau blême, rouge-gorge aux matins paresseux, rouge désir aux perversions mortelles, rouge plaie aux mutilations subies, rouge gêne sous les dictatures de la bien-pensance, rouge haine à l’injustice, rouge conte de l’innocence.
Mon violon d’Ingres est un violon dingue devenu rouge entre mes bras.
Mon violon d’Ingres est un violon devenu sang dégoulinant contre moi au crescendo de la musique du monde. Mon violon dingue a pris feu contre mon corps. Mon violon a pris possession de moi. Hier soir. Hier soir à l’Opéra. Hier soir c’était je te dis, écoute la musique du monde ! Ecoute les cordes grincer sous la cendre de mes doigts. Mon violon s’est révolté ! Ecoute !
Ils étaient mille à s’embraser sous les coups de feu de mon violon devenu dingue, de ma violence devenue rouge, de ce viol de la musique du monde sur moi, ils étaient mille à pleurer sans comprendre pourquoi, pourquoi ils ne voyaient que la beauté de mon violon d’Ingres dingue rouge entre mes bras. Ils ne voyaient que la beauté du feu craché par le bois de mon violon, ils n’entendaient pas, ils ne voulaient pas entendre la musique du monde crier, éructer, vomir sa peine dans les flammes au bout de mes doigts. Dis-moi que tu comprends, toi ! Dis-moi que tu l’entends, la musique du monde dans mes mains, dans le bois, dans les crins de l’archet, dans l’âme de mon violon devenu dingue !
Est-ce que tu es ignifugé ?
***
Les enfants de la guerre
On avait le goût du vertige
Jusque dans nos flemmes
Et la mélancolie oblige
A s'étendre en poèmes
On avait jusque dans nos peurs
Le goût d'un autre ailleurs
Mais l'ailleurs ça ne pousse pas
Sous les gravas
On avait le goût de l'amour
Celui qu'on ne fait pas
La saveur des presque toujours
En clé de fa
On avait le goût des tambours
Quand ils dansaient
On était sûrement né pour
On les chantait
On avait le goût des fusils
Et de l'attente
Les filles étaient à l'abri
De la tourmente
On avait le goût des hiers
Un peu moins sang
Et puis le goût de la prière
Mais qui entend ?
On avait le goût du vertige
Jusque dans nos flemmes
Et la mélancolie oblige
A s'étendre en poèmes
On avait le goût de l'amour
Celui qu'on n'entend pas
Sous les bombes on devient sourd
A ces mots-là
On avait le goût du silence
Et du sang déjà froid
L'amour de nos adolescences
Ne comptait pas.
EMILIE GANDOIS
Emilie Gandois – auteure, comédienne, chanteuse
De son Auvergne natale, Emilie a gardé une sauvagerie légère et la sincérité.
De son parcours de femme, elle a écrit le sombre, le beau, les cailloux dans la poche et les solitudes affamées.
Elle se définit elle-même "libre-pensive et rockeuse de temps", un défi aux conventions qui nous enchaînent et au temps qui patine.
Comédienne, animatrice radio, chanteuse, parolière et auteure, Emilie a rangé dans sa boîte à malice des rencontres, des expériences, des étincelles, des anecdotes, des folies et des choix de vie.
C'est cette ambiguité d'être-flamme et mère, "artriste" et femme, solitaire et vivante, qu'Emilie projette dans ses textes, dans ses chansons et dans ses livres.
Ses écrits :
- "L'ordre des choses" - recueil de poèmes – 2013
- "Mourir : remettre à plus tard" - petites physionomies de l'instant en mots et en photos, en collaboration avec le photographe Ivan Revelard - 2013
- "L'être-flamme [rêve ailé sonnant vie]" - recueil de textes courts, de poèmes et d'illustrations à l'encre - 2014
Les livres d'Emilie Gandois sont disponibles en version papier sur le site www.emiliegandois.com
Ses créations artistiques :
- Les coupables, groupe de rock français [site web]
- "Peau éthique rend gaine" - concert-spectacle de PoéZik [site web]
Son site web :
Son blog :
http://mimilachipie.webnode.fr/