Au début de l’été
Ce n’est pas seulement un rose suspendu
Pas seulement le fond du ciel qu’une âme a bu
Mais les ors naturels le font fluorescent
Ce rose nous isole, loin des forcenés
N’est-ce bien qu’une rue qu’on descend dans Paris ?
Quand on est témoin de l’énigme de l’église
Sainte-Odile en été, moins de fermes assises
Fouaillent notre esprit – l’ignorance renaisse !
A la croisée des rues de Prony-Cardinet
Je me fige en pantin peureux et laminé
Par l’azur étiolé où certain dieu alla
Un des meilleurs endroits en un des meilleurs temps
Tandis que la pente un peu faible nous reprend
L’émotion de ce soir est lancée comme un dé.
***
Quand les satyres
gouvernaient Paris
Il y a très longtemps, sans doute trop longtemps pour qu’aucun d’entre nous puisse sensément l’évoquer et pour qu’aucun scientifique puisse ne serait-ce qu’oser l’analyser, une Forêt unique étendait généreusement, abusivement les ondulations de ses cimes vertes jusqu’aux limites les plus extrêmes de l’horizon. En ce temps-là, la planète était plate. Cependant, une circularité légère, une rondeur à peine détectable quand on se déplaçait, l’impression toute bête qu’on est en train de tourner en rond parce qu’on repasse par le même lieu, laissaient songer que, peut-être, la planète n’était pas tout à fait plate. Et par conséquent, que les limites de l’horizon n’en étaient peut-être pas. Dans tous les cas, indubitablement, la Forêt avait pris d’assaut les espaces dans leur entièreté et, de-ci de-là, avait autorisé des ruisseaux à couler à ciel ouvert et quelques terrains plats à être caressés par l’air.
Les seuls habitants de la Forêt étaient des satyres, des sylphides, des lions et des enfants. A l’époque dont nous parlons, un satyre avait rageusement mis fin au dernier bouc vivant sur la planète. On croyait alors que ce serait le dernier bouc : à vrai dire, l’espèce à laquelle les tranquilles créatures étaient confrontées se distingue largement de celle que nous connaissons. Il s’agissait de colosses que seule la férocité semblait caractériser : un seul de leurs muscles pouvait renverser le tronc d’un arbre en quelques secondes. Et depuis des années, ils décimaient, ils décimaient, leur but, apparemment, était de faire coucher les arbres à tout prix, ainsi que les résidents qu’ils voyaient aux alentours, comme pour les transformer tous en sujets prosternés et dévoués à leurs Maîtres. Cette ambition nourrie par la force ne trouva pas son objectif : les satyres révélèrent leur sens de la solidarité avec plus de virtuosité et une intelligence plus aiguë, et finirent par décimer les boucs eux-mêmes : ils collectionnaient leurs têtes. Selon toute apparence, les habitants de la Forêt pouvaient désormais se rassurer et admettre que la monstruosité des boucs ne se logeait plus que dans des souvenirs. Le satyre victorieux fit pendre la tête de l’ultime cadavre sur l’écorce d’un chêne et, longuement, il sourit devant la bête, son esprit repassant les images d’une bataille fumante et virile qui l’avait amené à un sentiment de haute exultation.
Le reste du temps, l’harmonie était à son comble. Les enfants ne grandissaient jamais, les lions avaient toujours été des lions, et il semblait que les satyres et les sylphides avaient toujours existé. Livrés à eux-mêmes, et néanmoins touchés par la grâce des fauves se mouvant langoureusement au bord des ruisseaux ou par les gestes translucides et délicats des jeunes filles de l’air, les enfants jouaient à tout ce qu’ils voulaient, criaient, riaient et ne s’inquiétaient jamais. Les lions vivaient avec la tranquillité d’une sagesse ancestrale et ne laissaient transparaître aucune expression, si ce n’est parfois une très vague crainte au fond de leur regard indulgent. Quant aux sylphides, montrant tour à tour le relief d’un avant-bras ou d’une cheville ou disparaissant totalement, elles saisissaient l’air qui passe comme on prendra une plume bien des siècles plus tard, tissaient de manière énigmatique et indémontrable, et semblaient créer des formes arrondies à l’infini, des arabesques inspirées de la nature qui les entourait, selon une symétrie et un plan géométrique assez bien définis… Assez bien, car il était impossible en somme de prouver par quel miracle elles obtenaient ces formes, visibles ou invisibles selon l’endroit où elles passaient. Certaines nuits, à l’heure où la plupart des habitants étaient paisiblement endormis, on entendait dans le lointain, hors des zones touffues de la Forêt, les éructations écorchées et alarmantes de satyres qui bondissaient avec fracas et sans arrêt, comme pris de folie furieuse. La crise ne durait que quelques minutes ; les créatures revenaient ensuite épuisées sous les arbres et, rapidement, trouvaient le sommeil. Le lendemain, les habitudes étaient reprises de telle façon que les événements de la nuit paraissaient ne jamais avoir eu lieu.
Or, ce monde, comme vous le savez, comme nous le savons, s’est bel et bien évanoui. Du moins, on a su qu’il s’était évanoui parce qu’on a su en même temps qu’il avait existé. Au dix-neuvième siècle, alors qu’un certain baron avait pour charge de transformer une certaine ville du nom de Paris, il s’avéra que les architectes, étudiant l’aspect que devaient prendre les balustrades devant les fenêtres, ne purent s’empêcher de dessiner des arabesques s’entremêlant de manière symétrique et qui, pour certaines, s’accompagnaient de feuilles comme si elles avaient le souhait de devenir des branchages. Mais d’où ce genre d’idée avait-il pu leur surgir ? Pourquoi sentaient-ils dans l’atmosphère comme une force qui conduisait leurs mains et leur esprit ?
Lorsque, quelque temps plus tard, les travaux d’aménagement commencèrent, au hasard de leurs explorations dans le sol, les ouvriers tombèrent sur d’étonnants fossiles, représentant principalement des têtes d’enfant ou de lion, de jeune femme rêveuse au regard perdu, mais également d’homme ayant en partie les attraits d’un animal… Certains trouvèrent même des têtes de bouc. Les idées faisant leur chemin, ces trouvailles extraordinaires se virent bientôt moulées dans la pierre et disposées sur les façades des immeubles nouvellement construits, tantôt sous les balcons ou les bow-windows, tantôt au-dessus d’une porte d’entrée. Et les rires des créatures, leurs regards malicieux, provocants, autoritaires, bienveillants, éthérés, étonnés, innocents, se succédaient tout au long des rues qu’on avait percées, traçant un sentier improbable dans cette Forêt qui s’était si longtemps imposée, sentier sur lequel désormais le promeneur contemplatif, se sentant quelque peu épié, ne saurait dire s’il doit interpréter la chose comme un amusement ou une menace sérieuse.
Au fond, la Forêt de ces temps trop anciens continue d’exister. On a tôt fait de voir dans Paris des enfants jouant ou courant partout : vous en croiserez au moins trois, mystérieux et doux, dans la rue Brunel. Après cela, apparaîtront telle une magie naturelle quelques lions sur le bord des ruisseaux, des ruisseaux qui, aux yeux de bon nombre de passants, ne seront bien sûr que des rinceaux. Mais les arabesques, après tout, sont si nombreuses qu’on a aussi le droit de ne voir qu’elles : et si tel est bien le cas, il ne suffira que d’un court instant pour entendre chanter les sylphides et les satyres, sous l’ombre de branches longues et sinueuses ; il ne suffira que d’un grincement secret du Temps pour apprécier l’apaisante observation d’un satyre sur le monde – comme chacun d’eux prenait goût à le faire tant qu’ils étaient vivants –, tandis que le soleil intense d’une fin de journée fera légèrement disparaître les contours de son visage sous une couche orange, si onctueuse et si puissante que même les balustrades donneront l’impression d’être allumées une fois revenu à la réalité…
Croyez-moi, je sais de quoi je parle.
FRANÇOIS BAILLON
François Baillon :
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Auteur de la pièce de théâtre …à raconter (Alna Editeur, 2010) et metteur en scène de cette même pièce en 2011
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Collaborateur à la revue de littérature Les Cahiers de la rue Ventura (depuis 2010)
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Poèmes parus dans cette même revue
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Un des lauréats du concours de poésie Bordulot 2012 (recueil Moissons d’automne)
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Textes poétiques parus dans la revue Les Brèves du P’tit Pavé (n° 56 et n° 57)
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Actuellement attaché de production au sein de l’association Musique et Toile (production et organisation de concerts de Musique de Film, de comédies musicales et de pièces de théâtre)