Toi qui fus à l’origine du monde, tu célèbres, jour après jour, le discours ailé de la lumière, la danse silencieuse des couleurs, le temps qui rassemble toutes les langues de la Terre. Naissance du feu, partage des rives, insouciant désir d’une peau nue, que de brèves étincelles de vie pour un si long périple. Ce que ta main écrit sur la pierre ou sur la page blanche, t’invite à franchir sans hâte le gué de l’enfance. De l’autre côté du talus, le bruit mat d’une pierre qui dévale la pente t’indiquera le chemin à suivre. Marche d’un pas ferme, sans détours. Taille à vif dans la chair savoureuse des mots. Même s’ils ne peuvent refermer les blessures que le temps inflige au monde depuis qu’il a pris forme dans la première entaille du silex. Avance, tête haute, poings dressés vers le soleil. L’abîme, tu en toucheras bien assez tôt le fond de tes pieds nus.
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Ton pas a l’ampleur du chemin qui sillonne crêtes et collines. Tu marches sans répit pour combattre la lumière du jour. Ne te retourne pas vers l’ombre que le vent disperse sur d’autres seuils inconnus, mais semblables à celui qui te vit naître près de cet arbre qui abrite à tout jamais le soleil dans ses branches. Marcheur infatigable, poète versatile, que d’heures passées à creuser la matière des songes, à nommer ce qui n’a pas de nom dans la mémoire des jours, à lutter avec la langue farouche des hommes. Pourquoi t’obstines-tu à chercher l’origine de toute chose dans l’écriture invisible du monde ? Si tu étais une pierre, tu dévalerais la pente du chemin avec l’impétuosité du torrent. Si tu étais une feuille, tu volerais vers l’été futur, tournoyant comme une aile au-dessus des meules et des toits. Mais ton corps s’allège à chaque pas, devient si léger et friable qu’il traverse la nuit avec un imperceptible scintillement d’étoile.
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Le soleil surgit de l’horizon, comme si le ciel voulait incendier terres et nuages. Ton pas n’aura plus de lisières en partage. Te voilà soudain si libre et léger dans ta marche que tu deviendras l’égal du vent, traçant dans l’air un invisible sillage de lumière à travers les prés. L’espace sera ton royaume d’eau vive, de berges impatientes à connaître d’autres ruisseaux. A chaque halte, pour conjurer la chaleur de l’été et le silence des pierres, tu chercheras dans la fraîcheur des sources un visage qui ressemble au tien. La mémoire des jours passés hante, sans répit, tes songes terrestres. Tu t’obstines à rejoindre d’autres puits plus obscurs. Les mots seront ton ultime demeure parmi les ruines de ce monde.
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Faut-il que des cendres éparses soient répandues sur le front des morts pour que le soleil puisse renaître des blessures de la pierre ? Tu sais que tout en ce monde finit en poussière. Les mots eux-mêmes tombent dans le silence et l’oubli. Le vent du soir les disperse avec les dernières offrandes du jour. La Terre n’a, semble-t-il, plus d’âge ni de mémoire. Pourtant, l’œil saturé d’images et de couleurs, tu continues à écrire des poèmes dans la matière friable des songes. Ils deviennent si légers dans l’air qu’ils s’évadent de la page blanche pour voyager au gré des saisons. Ta main s’acharne à tracer un chemin parmi les ruines du langage. Comme si l’encre seule, à défaut du sang, pouvait te permettre d’entrouvrir une porte sur l’infini du temps.
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Le jour va naître de l’argile et du sable. Malgré la voix rude des hommes, l’énigme des saisons, la fragile exubérance des oiseaux, tu sais qu’il suffit de quelques mots simples et familiers pour que la terre s’ouvre à ton chant. Des libations et des clameurs de liesse se préparent en secret dans les villages. Mais ton pas se veut nomade et sans partage. Il s’écartera en silence des routes pour que ta pensée puisse se perdre dans les nuages. Mains brandies, comme si elles se détachaient du soleil, tu pourras alors affronter la trompeuse nonchalance du vent, l’aride brasier du ciel. Il t’arrive parfois de crier, à l’aube, par dépit ou par colère, parce que tu crois être le seul homme des collines à devoir combattre l’éclair qui gronde au loin. Mais personne, derrière les portes et les volets clos, ne répond tes appels. Même les animaux, effrayés par ta voix rauque, se taisent sur ton passage. Seul le bruit mat de quelques pierres qui s’éboulent sous tes pieds t’escortera jusqu’au refuge altier des aigles, par-delà la nue déserte.
Extraits de "Paysages Nomades" François Teyssandier - ( Dessins : Daniel Lacomme)
chez Voix d'Encre , 2014.
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