Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - LAURE WEIL

Publié par ERIC DUBOIS sur 20 Septembre 2015, 11:35am

Catégories : #articles - articles critiques

« Vous avez eu du mal … »


 

L’exposition My Buenos Aires à La Maison rouge à Paris nous emmène dans une traversée de l’imaginaire d’une ville. Cela vaut le coup d’être raconté, pour vanter la qualité surprenante des expositions de cette fondation qui sort l’art contemporain des sentiers battus comme celles de Jean-Jacques Lebel, le Théâtre du monde qui présentait la collection particulière de David Walsh en Tasmanie ou de Jérôme Zonder entre autres.

Le lieu est vaste et aucun de ses recoins ni espaces n’est négligé, du sol au plafond, derrière les murs, en les rapprochant pour nous oppresser ou encore en les trouant pour nous inquiéter. En rouge, en noir ou en blanc, dans la lumière ou l’obscurité, le visiteur est physiquement entouré, accompagné par l’espace. Les œuvres s’y révèlent ici plus qu’ailleurs par le lieu. Une maison c’est un endroit familier où les pièces sont facilement identifiables. C’est peut-être ce souci d’accueillir le spectateur, de se mettre à son échelle, de le prendre là où il est, et de l’emmener ailleurs, qui rend l’aventure à chaque fois plus exi(s)tante. Pas de sensations désincarnées, toujours un objet, un élément de mobilier pour nous permettre de nous repérer avant de nous précipiter dans une autre dimension.

Un ventilateur a été installé au plafond. Des éclats de peinture au sol. Les deux pales tournent en silence. Deux cicatrices au mur laissent voir le béton. Erreur d’installation ou artefact d’un soleil blafard, couché, relégué dans son coin qui n’a même plus besoin d’éclairer le monde tant on ne sait plus d’où vient cette lumière qui inonde la misère et le bonheur avec la même indifférence.

Sur une vidéo, un homme s’allonge dans la rue, au pied d’un immeuble, sur le rebord d’une fontaine, au milieu d’une place. Un bras tendu, une tête étrangement inclinée suffirait à n’importe qui, un tant soit peu attentif, de comprendre que l’homme est mort. Personne ne s’arrête. Les piétons continuent leurs trajets au pas de course.

Je cherche dans cette exposition un guide qui me conseillerait, un plan qui me dirigerait mais dès l’entrée, photos, livres et citations sont mises en réseau avec des lignes tracées à la craie. Une topographie du hasard et de la mémoire qui réconcilie le surgissement d’une apparition avec l’épaisseur du réel qui s’étoffe à chaque vision. Un Buenos Aires que ne tient qu’à quelques bribes dans mon esprit et qu’il va falloir que j’arpente et que je devine pour le reconstruire.

Un mur est entièrement recouvert de petites annonces en papier bariolées. Publicités, offres alléchantes, arnaques prévisibles, tout se mélange dans un joyeux pêle-mêle. Leur format de poche est touchant, comme si la publicité avait renoncé à son gigantisme de masse et croyait encore à une offre de proximité. Je me mets à rêver à l’énergie inutile, dépensée par le gars sous-payé, pour se frayer un chemin dans la foule, tendre son annonce au plus récalcitrant ; à la même énergie gaspillée par le chaland fauché pour saisir ce papier, le regarder à peine, s’en débarrasser à la première poubelle venue et chaque matin, sur les trottoirs grouillants de monde, de la main à la main, recommencer à ne pas s’ignorer.

Quelques pas et on assiste à une scène d’euphorie qui ne tarde pas à virer au cauchemar. Des boîtes de conserve, des packs de pain de mie, des denrées emballées s’amoncellent sur le sol. Une foule d’hommes, de femmes, d’enfants avec des grands sacs à la main se rue sur cette nourriture gratuite providentielle. Les premiers servis sont les plus exposés. Une femme courbée en première ligne vacille sous le poids de la foule pressée d’avoir sa part du gâteau. Un homme plus habile court sur la nourriture qu’il attrape en vol pour ne pas finir écrasé. Une femme âgée tapote la tête d’un enfant pour l’encourager. Une meute affamée par l’appât du gain qui en oublie son humanité.

Plus loin, après avoir essuyé un orage, assisté au récital d’une chanteuse de tango qui milite contre la prostitution infantile, on est aimanté par une œuvre au milieu de la salle. De gros coussins moelleux recouverts de tissu rayé aux couleurs vives recouvrent un lit massif à baldaquin. On s’affaisserait presque avant de se ressaisir. Seul le regard pénètre à travers un lourd rideau de chaines encadré par deux traversins rose vif. Dedans, une couche dure et deux appuie-tête en bois entre lesquels se dresse un gouvernail. Etrange traversée d’un regard désirant, écartelé entre son besoin d’être séduit par les apparences mais réduit à l’inconfort de ce qu’il découvre à l’intérieur.

Autour de cette mise en scène d’un corps contraint, d’autres œuvres abordent cette dualité entre un dehors et un dedans. Une vidéo montre les fenêtres éclairées de maisons. La caméra entre dans la vie des gens sans franchir le seuil de leur habitat et on ne sait plus qui, de celui qui filme ou des habitants, est réellement enfermé. Aveugle, la caméra cherche à travers portes et fenêtres à sortir de la nuit. Dans une maison, une femme assise face à la fenêtre nous observe sans bouger. Quel cauchemar si les œuvres se mettaient à leur tour à regarder notre propre solitude !

Sur une autre vidéo, une jeune femme évolue dans un appartement bourgeois. Elle soulève des objets, les retourne, plonge sa main dedans. Elle s’éloigne. Une fumée s’échappe des objets manipulés. Un grille-pain, une horloge, un vase de porcelaine… explosent en déchirant le réel de ses certitudes.

Dispositif similaire pour une installation qui reconstitue l’intérieur d’un appartement meublé. Au début on ne voit rien. Tout semble normal. On se rapproche et les fissures apparaissent. La vaisselle cassée qui s’égoutte sur l’évier a été recollée, les livres déchirés ont été soigneusement agrafés, les balafres du canapé ont été recousues, toute une vie brisée qu’on a pris le temps de réparer. La peau de chagrin de Balzac a subi les mêmes soins.

On continue notre chemin, on croise d’autres œuvres et on arrive dans une salle où la couleur noire domine. L’histoire de l’Argentine et de la dictature refont surface. Des rangées d’oreillers noirs se soulèvent doucement en se gonflant. On est invité à pénétrer, un par un, dans une cabane de bois brûlé. J’y rentre à mon tour. Lorsque la porte se ferme, je perds tous mes repères. Une petite lampe au loin éclaire faiblement l’espace. Je m’obstine à ne pas avancer et cherche désespérément avec mes mains le loquet d’une porte à ouvrir. Je n’y arrive pas, demande de l’aide au gardien qui ne me répond pas. Je cherche un bon moment, me raisonne. Je me résous à avancer prudemment. Je croise une peau de visage qui pend à un clou, de petites figurines macabres. Un autre couloir faiblement éclairé m’amène jusqu’à une salle où les ombres de racines arrachées à la terre tournoient autour de moi. Au milieu de cette forêt qui m’assaille, un crâne, entouré de fils lumineux de cuivre est posé sur le sol. Au sommet de cette tête d’un mort, une petite maison qui sert de refuge à la pensée. Une île blanche qui résiste au milieu de l’oppression et de l’enfermement qu’infligent les bourreaux à leurs victimes. Je parviens enfin à sortir et repasse devant le gardien qui cette fois consent à me dire quelques mots.

Dans la salle suivante, une structure métallique supporte de fines planches de bois qui s’arc-boutent dans le vide. On dirait un pont qui ne touche pas les rives qu’il doit rejoindre. Le visiteur est invité à grimper dessus. Sous son poids, le sol se met à bouger, rendant l’équilibre très précaire. Plus on s’avance et plus on ressent notre instabilité. D’en bas les visiteurs me regardent mi-amusés mi-inquiets. Quand je leur dis que je ne peux plus avancer, à quel danger, à quelle catastrophe imminente pensent-ils eux-aussi, alors que résonne en contrebas le nom des victimes jamais retrouvées ?

Le sous-sol arrive enfin et avec lui, la fin de l’exposition. Un couloir est jonché de répliques de masques de carnaval en plâtre et de ses instants d’insouciance brisés. Dans une salle, un lit d’une personne est rehaussé à chaque pied par un empilement d’objets : livres d’art, pot de fleurs séchées, pots de peinture, un vêtement maculé de tâches de peinture est plié. Une chaise fait face à un couvert dressé sur le lit comme sur une table. Autel profane qui rend hommage à la quête solitaire de l’artiste et à sa capacité à élever nos consciences et nourrir notre âme.

La dernière salle est vaste et n’abrite qu’une seule œuvre puissamment éclairée. L’ombre autour d’elle est si grande qu’on n’en voie pas la fin. Comme la petite île tout à l’heure, l’œuvre est surtout blanche mais au lieu de s’enfoncer dans le sol, elle s’en extirpe avec force pour s’élancer en un élan vital dans l’espace. Sculpture anthropomorphe où on reconnaît deux sabots d’animal, deux jambes, une autre avec un pied énorme, un empilement chancelant de vases en céramique bleu et un autre bras et son moignon rougeoyant. C’est un être sans visage avec des membres abîmés mais plâtrés pour lui servir de colonnes.

Un temple enfoui dans une Maison rouge, avec ses gardiens qui veillent à faire de l’art l’expérience d’un mal nécessaire pour comprendre les traumatismes d’un peuple avec ses œuvres lointaines et pourtant familières qui parlent aussi de la renaissance d’une ville.

 

 

Prochaine exposition : La collection de photographies d’Artur Walther, Après Eden, du 17 octobre 2015 au 17 janvier 2016

Site de la fondation : http://www.lamaisonrouge.org


 

 20 septembre 2015

 

 

LAURE WEIL

 

 

Laure Weil se présente :

 

 

 


Professeur agrégée d'arts plastiques, je suis aussi curieuse de littérature, de cinéma et  d'architecture. J'ai fabriqué quelques livres d'artistes, dont le lien entre eux semble être l'effacement. Livres restés confidentiels. J'écris généralement pour restituer une rencontre avec une œuvre, qu'elle appartienne au champ des arts plastiques ou au cinéma.
Je cherche à diffuser mes textes parce qu'il est plus facile de se motiver à écrire régulièrement quand on sait que ses textes sont susceptibles d'être publiés.
Mes écrits sont nourris par ma culture des arts plastiques et par ma liberté à jouer avec les mots, comme s'il s'agissait de couleurs pour un peintre.

 

 

 

 

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