Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU

Publié par Le Capital des Mots sur 22 Juin 2018, 15:38pm

Catégories : #récits

Le dialogue des morts

 

à mon oncle

mort lors des combats de la libération de Mulhouse

 

« Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source »

Robert Desnos

 

Le dialogue des morts, c’est là [la petite plage] que j’y fus initiée. Ai-je rêvé, reconstruit cette scène en partie, comme souvent dans le souvenir ? Je revois ma grand-mère assise toujours à la même place, dans l’ombre d’un rocher de la plage. Élégante dans son corsage à fleurs gris pâle et parme. Chapeau de paille incliné sur l’oreille. Ce brin de coquetterie qui voile pudiquement les réponses à mes questions. Parle-moi d’un temps que je n’ai pas connu, parle-moi de ton fils Paul.

Sourire triste.

« Il est parti comme engagé volontaire, à dix-huit ans. Il a trouvé une mort glorieuse à Mulhouse en novembre 1944 ». Les mots de ma grand-mère résonnent en charge de souffrance. 1923-1944, l’oncle, éternel chaînon manquant. Très affectée par la mort de ce frère aimé, ma mère a posé sa photo sur la commode, icône pieusement gardée dans son sous-verre. Superbe en uniforme des Forces Françaises Libres. Dans ses confidences, elle le décrit plein de talent et d’intelligence. Il a toujours été là, dans mes yeux d’enfant, à portée d’émotion. Etonnant de jeunesse et de prestance, corps superlativement présent sous sa plaque de verre. Plus vivant, pour moi, que certains vivants. Dans le regard d’un chagrin.

J’écoute, médusée, la voix sur la plage.

« Paul, tu vois, est parti de Brest pour l’école d’officiers de Cherchell ; oui, à des milliers de kilomètres jusqu’en Algérie. Qui sait comment elle est, cette terre de là-bas ? L’Algérie, c’est un peu l’Orient déjà, tu sais, cette mer, sans marée, le ciel si bleu, le vent et le sable y sont chauds, c’est pas comme ici. Il la prenait à cœur, sa formation militaire et quand il est passé sous-officier, j’étais fière, j’avais les larmes aux yeux, tu penses, l’armée d’Afrique du général de Lattre ! Dans ses lettres, il me parlait des figuiers, des oliviers, des vignes. Puis, avec la section de tirailleurs marocains qu’il commandait, ils ont combattu en Italie, c’était très dur, il y avait beaucoup de morts, je lisais ça dans le journal, alors quand ils ont débarqué en Provence en août, avec l’armée de Lattre, forcément, on espérait. Tu comprends, c’est moi qui écrivais, ton grand-père, il ne pouvait pas, on était inquiet, il y avait l’attente de ses lettres, la peur qu’elles reviennent, c’était pas bon signe. Les troupes ont stationné à Fréjus, avant de remonter par le Rhône et de partir pour la bataille d’Alsace. Bientôt, ce sera Noël, il sera là, je ferai des crêpes, disait sa petite sœur. Il faut dire qu’on en a vu. Les avions au-dessus de la ferme qui filaient sur Brest prise dans un déluge de bombes, les Allemands qui réquisitionnaient les chevaux et semaient la terreur en se retirant. Chaque jour, dans le journal, je suivais l’arrivée des Américains par Plabennec, Saint Pol et aussi l’avancée de cette Première Armée qui venait de Provence, Paul en faisait partie, ça nous donnait espoir. Nous qui… J’ai lu que les combats dans les Vosges étaient terribles au Haut du Faing. Mon Dieu, protégez-le ! Je pensais, le froid, la neige en abondance, ils ont ça en plus à combattre, mais Paul, si intelligent, qui avait fini sa classe de Rhétorique, si doué pour tout, capable de faire de la musique avec rien, de réciter des textes, j’avais confiance. Fais bien attention à toi, je lui disais dans mes lettres. Et j’ai eu ce pressentiment, cette nuit-là, dans un rêve, je l’ai vu mort, je sentais, je sentais des signes. Comment dire ? Ils étaient à présent dans Mulhouse, il y avait des combats autour de la caserne Coehorn, des Allemands dans les maisons qui tiraient, trois chars de la DB étaient en difficulté, alors, lui avec ses tirailleurs marocains à l’arrière est allé spontanément à leur secours. Paul, enthousiaste, impatient, trop peut-être. Son chef lui a crié « Attention, baissez-vous ! », le tir d’un soldat caché dans la caserne l’a touché de deux balles dans le casque, deux balles. Tout ça, on l’a su après, on a voulu connaître les circonstances ; c’est son capitaine qui nous l’a écrit, juste à la fin de la guerre. Et moi, sans savoir, pendant trois semaines, je continuais à lui écrire, qu’on avait fini de faire la récolte de cidre, que j’avais été à Brest, toutes ces rues détruites, plus de toitures, plus de maisons, je disais qu’on irait à la messe de minuit, tous ensemble, c’est sûr, avec lui… Lui qui était déjà mort. »

Ces mots ont été lancés dans un souffle ultime. Ses mains se sont refermées l’une sur l’autre. Gorge nouée, j’entends ma grand-mère qui poursuit.

« Et puis cette lettre, à l’automne de 1945, elle venait de Mulhouse, écrite par cette famille qui prenait soin de la tombe provisoire de Paul, sans même nous connaître, vu que son corps ne pouvait pas être transféré ici. C’était dur de pas pouvoir prier sur sa tombe, on avait juste une photo de l’emplacement dans ce cimetière militaire d’Alsace. Pas de vrai enterrement, le curé était passé nous réconforter, on avait fait dire des messes. Et ces gens, leur fils, enrôlé de force par les Boches, avait disparu sur le front de Russie, tué à des milliers de kilomètres, sans savoir où. Il ne reposerait jamais en terre alsacienne, en terre française. Alors, chaque dimanche, ses parents allaient fleurir la tombe de Paul. Comme ça, en disant des prières pour lui, écrivaient-ils, ils priaient en même temps pour leur fils. Moi et ton grand-père, on aurait fait pareil. Oui, ce geste, c’était aussi important pour nous que la citation militaire reçue à titre posthume, c’est sûr… »

 

L’espérance en d’éternelles retrouvailles n’a jamais quitté ma grand-mère. Je la revois faisant glisser lentement entre ses doigts le sable des souvenirs. Je repense, le cœur hébété, à cette mort en majesté dont les déflagrations claquent encore, longtemps après ces deux décharges de 1944. D’un coup, le jeune homme atlantique a fait signe au jeune homme des forêts noires. J’ai découvert là le dialogue des morts. Équivalence absolue du sacrifice et des douleurs. D’un coup, au croisement d’un destin, c’est l’Histoire, Afrique du Nord, Italie, Allemagne et Russie mêlées, qui a déboulé avec sa douleur à l’échelle du monde.

Le malheur avait mis les bouchées doubles. Triples même car est venu se greffer un autre ballot de deuil et de chagrin. Celui de la jeune fille aimée par Paul, qu’il a rencontrée en Provence après le débarquement, celui d’un amour-passion, vécu dans l’urgence de la guerre, prolongé dans des lettres quotidiennes. Jusqu’à ce que la petite amoureuse de dix-huit ans apprenne la sombre nouvelle. Pour elle, trois longues années de complète prostration avant de pouvoir revivre. Enfermée dans le cercle de l’amour fou : combien de temps vais-je devoir t’attendre ? Pour elle toujours aimante, des années et des années ont passé sans pouvoir l’oublier, même après son mariage. Lors de l’anniversaire du débarquement en Provence, cinquante ans plus tard, la vieille dame, encore belle sous les rides, a fait livrer cinquante roses sur la tombe.

Quelle ombre immense il nous laisse, celui qui a choisi de s’engager pour se battre contre les nazis, frère jumeau du jeune « Malgré nous » à qui il n’a pas été donné de choisir. La douleur de ces femmes, mère, sœur, amoureuse, m’est passée dans les veines, en transfusion directe.

Ce jeune homme rêvait de liberté, d’avenir et d’amour. Par sa mort, il a créé des liens qui n’ont pas fini de se tisser. Conservés depuis soixante-dix ans, dans l’amitié nouée entre deux familles de Bretagne et d’Alsace. Proximité inattendue de la douleur.

Il est l’une de ces hautes figures qui interrogent l’insignifiance ordinaire de nos vies. Comment respirer à même hauteur qu’un héros de vingt et un ans ?

Entre l’ombre des ombres, nous sommes nés de multiples morts. C’est le don des morts.

 

Marie-Hélène Prouteau, extrait de La Petite plage, Editions La Part Commune, 2015.

 

Paru initialement dans Atelier numérique  (avec l'autorisation de  S. E.Saliceti ).

 

 

 

 

 

MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU

 

Marie-Hélène Prouteau est écrivain. Née à Brest, elle vit à Nantes. Ses derniers livres La Petite plage, (La Part Commune, 2015). La ville aux maisons qui penchent, (La Chambre d’échos 2017). Sur Recouvrance et la réhabilitation de l’Arsenal, elle a écrit « Les Machines, les Livres », en ligne sur « Terre à ciel » 2017. https://www.terreaciel.net/Les-Machines-les-Livres-texte-de-Marie-Helene-Prouteau <> En ligne aussi « Les mains d’Erasme », sur « Incertain regard » 2017, http://incertainregard.com/wp-content/uploads/2015/06/version7-lien-hd.pdf <>

Page Wikipédia de Marie-Hélène Prouteau

 

 

Marie-Hélène Prouteau - DR

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