DITS A MA MERE
A Jeanne née Saby
Une pluie de cendres tombe en neige dans tes yeux. Les souvenirs gisent comme des papillons morts sur le lac gelé de ta mémoire.
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Maman attend sans savoir ce qu'elle attend. Son attente est sans objet, sans image mentale à quoi la raccrocher ; un vide, une absence au monde d'où seuls peuvent l'extraire un instant, l'amour enclos dans le timbre d'une voix, les traits familiers d'un visage.
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La tristesse donne un air sombre et sévère au visage de maman dont le regard semble traverser toute chose, percevoir dans le lointain quelque vérité terrible et muette qui captive son âme.
Quelle pudeur absurde me retient de serrer contre moi son corps de petit oiseau amaigri, outragé par le travail du temps ?
Il n’y a pas une parcelle de moi-même, une once de ma chair ou de mon sang qui ne refusent de voir impuissant s’évaporer avec son corps, l’âme de maman.
Son âme… apeurée par les affres de l’oubli, la perte des souvenirs, l’incompréhension du monde, s’est réfugiée dans la tristesse désabusée de son sourire, tristesse fugitive qu’un revers bref de la main repousse plus loin, pour ne pas inquiéter, pour protéger le plus longtemps possible ceux qu’elle aime.
Pauvre maman Jeanne, la vague géante de ton amour viendra s’échouer un jour à mes pieds. Alors toute l’écume de ta vie roulera sur la mienne.
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Mes enfants quelle histoire ! je n’ai plus de mémoire, plus de souvenirs, plus de passé.
Trotte souris trotte, dans ma tête pauvre linotte le fil du temps s’est embrouillé.
J’ai tant de mal à dire et le cœur en pelote.
Alors au bord des mots je pose des sourires mais j’ai pour un visage ou l’écho d’une voix, sur le bout de la langue une larme, parfois.
Sans doute est-ce d’avoir tant aimé que tangue la lourde barque de mon cœur.
Mais ne craignez jamais qu’infidèle il ne vous trahisse, contre l’indifférence et l’oubli mon cœur est une citadelle.
Quand la faux contre lui portera son ultime assaut, soyez en sûrs, c’est mon amour qui aura le dernier mot.
Ô mes enfants que je chéris ne craignez pas de vivre, n’ayez de souffle que d’aimer et sur la vitre de l’aube quand point le jour prenez un peu de temps au temps, essuyez le givre pour voir au loin l’amour bleuir vos neiges d’antan.
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Mère, je suis né, bien né de toi, de ton haleine tiède, de ton souffle à l’unisson du mien, de ma joue sur ta joue qui en ces temps de nuit tombante et d’exil n’a rien perdu de sa douceur ni de la douleur d’aimer. Mère, petite mère de courage, de la bonté de vivre, petite mère qui cherche dans mon regard désarmé la permission d’un sourire, Mère, ma mère si humble aux ailes tremblées, je te nomme Mère par déférence, pour te rendre à la vague, au rocher, au grain, à la paille de mes étés mirobolants, je te nomme Mère pour demain, pour toujours, parce que tu es immense, parce que de ton lointain passé de petite paysanne des Combrailles jusqu’aux quatre murs de ton attente, je sais qu’infailliblement tu me sais.
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Le parquet geignait dans l'escalier sous les pas de mon père. Le bruit de sa clé dans la serrure ensoleillait les dimanches ; il annonçait les arômes de café au lait et de pain viennois qui embaumaient notre petite cuisine dont la fenêtre s'ouvrait sur les toits. Sur les tôles zinguées, des pigeons indigents lorgnaient nos agapes tandis que cinq étages plus bas, dans la rue déserte, le dernier cheval parisien s'ébrouait dans ses brancards. Le charretier brocardait la crémière du quartier qui était causante et fière : son fils, grand voyageur de commerce, vendait du formica. La peau de mon père sentait bon le café. J'avais volé sa place dans le lit conjugal et comme je pressentais d'inéluctables naufrages, pour avaler la couleuvre du temps, je serrais plus fort mon bonheur dans les bras de ma mère.
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Maman, c'est à chaque fois pareil. À chaque fois sur un quai de gare "la douleur du partir", le froid polaire de la solitude d'une énième possible ultime séparation. A chaque fois pareil, sur un quai de gare, comme dans les mauvais romans du même nom, depuis que de foyer d'hébergement en EHPAD, tu as quitté ton chez-toi qui était aussi ton chez-nous : l'Île Saint Denis, moins cossue que sa sœur parisienne mais bercée sur la Seine au fil de l'eau par de lourdes péniches qui allongeaient le cours du temps. Maman, tu n'en as plus souvenir aujourd'hui, le temps s'est abrégé, tes mots ne parent qu'au plus pressé dans l'immédiateté de ton désarroi et ta mémoire ne loge plus que la douceur de nos baisers.
Le quai de la gare de Presles Courcelles blêmit comme il se doit dans la lumière sale d'un 23 janvier 2019 où courbé sur ton corps gracile, sur ton visage amaigri par le désordre de tes pensées et le vertige de l'oubli, je revois dans la pénombre de la chambre ton regard tendu vers le mien. Ce même regard d'enfant abandonné qui implorait ta pitié quand j'avais trois ans et que tu me confiais à la garde de ma grand-mère pour assister en dévote chrétienne à la messe du village voisin. Tu montais sans moi à la dérobade dans une Traction Avant et je criais mon désespoir. Puis après avoir séché toutes les larmes de mon corps, refusé toutes les consolations, je prenais le parti de t'attendre, muet, sans bouger... Maman, tu me promettais de toujours revenir.
Tu es toujours revenue.
Le cours de la vie s'est inversé, maintenant c'est toi qui attends, muette, sans bouger.
Ce soir, le cœur plein de remords, j'ai refermé sans bruit la porte de ta chambre.
Je t'ai fait en partant la même promesse.
Avec la peur au ventre que tu n'aies plus la force de tenir la tienne.
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- Tu reviens dans pas longtemps alors ?
- Dans pas longtemps maman... dans pas longtemps...
Je reviens tout à l'heure, à l'heure des ardeurs de l'été aux frimas des chemins creux, à l'heure du Fond de la Noue aux doux mornes quais de Seine, à l'heure de la silhouette de papa courbé sur sa peine et ses illusions aux petits bonheurs glanés sur les collines de la providence, à l'heure morfondue des dimanches gris de mon adolescence à la mélancolie bleue de tes belles Combrailles. Je reviens tout à l'heure maman.
Et puis tu serres son beau visage fané dans tes bras, tu t'imprègnes encore de la douceur de sa joue sur la tienne, et le cœur à fleur de peau tu te retournes sur le vide, tu comptes les pas qui l'éloignent de toi, les pas inexorables qui excisent le temps qui reste.
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6 septembre 2019
Un grand soleil embrasse le parc désert et morne où deux grands cèdres veillent en sentinelle sur le petit peuple de vieillards essoufflés et reclus qui occupent les lieux. La fin d’été rayonnante n’est pas de mise avec la mélancolie qui alourdit les regards, les rares mots échangés. Pour te distraire un peu et désennuyer l’après-midi finissant, je pousse avec une nonchalance feinte ton fauteuil roulant sur l’unique allée qui borde le parc. Petite promenade chaotique dans ce décor incongru et trop vaste pour toi. Les yeux rivés sur ta nuque décharnée je fredonne sans y croire un petit air joyeux. Cette fois encore, faire diversion à ton silence, à la menace qui plane, m’arrimer comme un naufragé à ton image de petit oiseau déplumé pour déjouer le sort, refaire le voyage à l’envers, traverser à ton bras le pont de l’Île, chiner dans les travées du grand marché le vêtement que dans ta bonté de mère aimante, tu veux à toute fin m’offrir, boire un petit thé à l’heure déclinante et ravauder ensemble quelques souvenirs anciens. Une fois encore repousser le bord ultime.
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Vendredi 31 janvier 2020
Maman, dans moins de trois heures, j'accosterai sur ton île déserte, cette barque de solitude dérivant depuis de long mois sur les hauts fonds de l'oubli. Tout étourdi encore par les embruns du voyage et mordu par l'impatience de te retrouver, je poserai sur ton lit ensablé mes avirons et mon sac de larmes bien refermé. Je prendrai ton visage dans mes mains. Je chercherai dans ton regard de bonté la lueur d'un souvenir, l'aiguille d'une tendresse. Et j'allumerai une torche dans cette grotte où ton âme errante cherche à tâtons les portes du Ciel, celui que ton dieu de providence me promettait quand tout petit déjà, j'avais peur de te perdre.
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En peine perdue, je me glisse dans les ténèbres de ta réclusion, je me perds avec toi dans les labyrinthes du passé. J’ai beau crié : - maman ! je suis Jacques, ton fils ! tu ne sais plus mon nom... Tu ne reconnais que ma main sur ta joue et la serre contre ton épaule. Tu n’as plus de mots mais des gestes d’amour, des sourires, des tendresses, des complicités de peau.
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Dans l’horrible obscurité du gouffre de l’oubli, ne perce plus que la petite flamme inextinguible de ton amour et de ta bonté.
JACQUES ROLLAND
Il se présente :