L’anamorphose et le miroir
Pour débattre des influences respectives de la poésie sur le récit et inversement, il faut tracer quelques lignes sur le contenu de ces deux formes artistiques. Car elles sont largement indépendantes et, si elles se connectent ou se diffusent dans d’autres formes d’art, poésie et récit en demeurent quand même entés au même arbre de la littérature. Cependant, pour moi, la poésie se range du côté de l’anamorphose ou de la transformation d’une image à l’aide d’un outil, donc travaillant à une réalité qui se déforme et s’adapte à la vision du poète. La poésie capte puis déforme la réalité pour trouver dans cette recherche, le Beau, le Vrai, le Néant, Dieu ou encore le Langage en sa propre nature ambiguë, à la fois contenant et vide de matière. Ainsi elle est pure expression particulière. Sa quête est celle de la finalité, mais d’une finalité brève et toujours recommencée, vers après vers, image après image, assonance après assonance, description d’une vision du monde qui se répète et que le poète justifie sans cesse.
Cette vision du monde ressemble en quelque sorte dans son principe, à celle du récit, ou plutôt à celle du feuilletoniste, du romancier. Ce dernier, on le sait depuis Stendhal, promène un miroir le long d’un chemin. Sachant cela, il faut ajouter que cette recension de la réalité, en quelque sorte objective, repose sur une contradiction. En effet, le roman fonctionne comme le mythe d’Actéon. Ce chasseur grec voit Diane, qui se refuse à tout regard. Mais en vérité il n’y a pas que le coup d’œil d’Actéon ou encore de Diane dans son courroux pour que nous connaissions la scène, mais la triangulation du regard du spectateur invité à voir ce que personne ne doit voir.
Le récit agit de cette manière, en laissant deviner les présences, les acteurs et les décors de la narration, peut-être parfois jouant sur les codes, rendant apparents les outils de la diégèse ou les dissimulant, niant, regimbant contre la diégèse elle-même, qui parfois du reste disparaît dans sa continuité – et peut-être est-ce là qu’elle s’approche un instant de l’idée de la poésie – mais qui laisse entendre que l’écrivain (l’écrivant ?) doit s’effacer pour que le récit ait lieu. Il lui faut donc quand même un temps, le déroulement, une sorte de fixité pour avancer dans les pages d’un roman, où comme spectateur, le romancier décrit une Diane fictive ; contrairement au poème qui par fragment, par strophe, oublie le poète au profit du langage, et ce faisant exhausse l’absent qu’il est au poème, non pour limiter l’effet d’irréalité si crainte du récit, mais pour augmenter l’effet captivant du texte. Le poème doit tenir entièrement et sans défaut dans chacun de ses vers, car la poésie est aussi art du chant, de la psalmodie. Et même si l’épopée, qui est un genre poétique, conduit vers des batailles et des errances, le chant est nécessaire, car le Roland furieux n’est passionnant qu’au titre de sa musique et non pas de la colère de Roland. Homère n’était-il pas rhapsode ?
Poésie et récit diffèrent. Mais ils ne sont pas hermétiques l’un à l’autre. Il y a récit quand le poème a besoin d’un locuteur, d’un homme-jasmin, d’un meidosem, ou d’hétéronymes. Il y a poésie quand le récit quitte sa continuité temporaire de mise en scène de son histoire, afin de retrouver une expérience, une écriture expérimentale, un ailleurs du roman. En un sens, les images de miroir et d’anamorphose reposent sur le même axiome : il faut toujours que l’écrivain creuse dans sa propre personne, et que cette excavation de lui-même, fût-elle au prix d’un narcissisme morbide, en vienne à refléter un moment de sa réalité, qui par essence est universelle.
DIDIER AYRES