Petit cheval
J’ai d’abord visité un ventre nocturne
(il ne m’en souvient pas)
avant de venir
de changer tous les plans renverser tous les vases de cristal et crever tous les pavillons
des oreilles délicates
j’ai tous les gestes de l’éléphant et tous les coeurs de porcelaine
j’ai sans doute hérité la maladresse et la peur
et peut-être aussi
(de frères et de sœurs oubliés dans la nuit)
les nidations de papier
qui sait
Sur les cartes numériques des landes et des zones
je suis le point qui se déplace seul et anarchique
tournant dans le sens contraire
des impasses périphériques
et je regarde toujours les gens en contre-plongée
comme un chat dans la foule des villes
une petite fille perdue dans la topographie
du grand peuple des espèces adultes
Je cherche le poème boréal
je cherche le gargantexte
mon enfance est toujours en embuscade
les forêts d’orage qui tournent voltent
défont les nids les paperoles
les paraboles
Mais il y a toujours un petit cheval fou tissé de désir
bouche cousue quelque part dans l’obscur
là où naissent les lettres d’amour et les forêts nouvelles
parmi le souvenir de grands périls
***
Battre pavé
Nous arrachons les racines de nuit
et tout ce qui
en nous
recevant la fin du temps
peut douloir
Nous déchirons les tissus
électriques
les connectivités
des collectivités sans tête
aliénées
Nous mourons à la solitude
à la faim, à la soif
au désir cristallisé
des générations plastiques
pétromortifères
Nous brouillons le regard
des surveillances électroniques
et des veilleurs de mort interne
matraquant la voix
Nous sommes rapides
multiples cadencés
survoltés
poètes du bitume
enfin mortels
***
Memento
Toi
souviens toi
Je suis venue
comme autrefois
Souviens toi
j’avais cherché ton nom
parmi ceux qu’on te donne
amant poème ou forêt
Memento
j’avais trouvé en toi comme un air de galet
un galet de ricochet
peut-être par ce que
tu forçais la caresse
Souviens toi la surprise de mes doigts
à fleur d’épiderme
suavité qui dans la carnation
rendait ton nom inutile
poème amant dune-océan
Memento
ta présence gravitante
patience minérale
dans l’abandon du temps
Memento
tandis que je cherchais ton nom tu
étais déjà en train de partir tu
étais celle qui sombre
l’épouse d’un oubli
la mort déjà s’était glissée en toi et
n’en sortirait plus
quelque part parmi les petites aspérités de la surface
quelque part sous la couperose
quelque part entre le convexe et le concave
et sur tous tes reliefs de roche métamorphique
J’avais oublié de te nommer
la mort déjà s’était glissée en nous et
n’en sortirait plus
j’avais perdu ma langue et jusqu’au souvenir d’une langue
nommer ta variété était encore te nuire
pauvre rose arrachée au labour et au ciel
Memento
tu effleures le temps de ton corps et tu meurs
déjà
tu perds à la fois les racines de ta vérité
et les tiges célestes de ton coeur géologique
toi qui meurs mon amour mon poème
toutes les tubéreuses, toutes les mandragores te saluent
te salutant
Ceux qui vont mourir te connaissent
ma mangue ma langue
faire crisser la lame contre ta peau si fine
est un viol
poésie
sous la robe palpite ta pulpe
sous la jupe on te sait lisse et nue et pure
et de la nacre frissonnante de ta chair
suinte une eau lacrymale
tu meurs le suc s’exprime
Morituri te salutant
Morituri Morituri Morituri
J’avais oublié la mort
tu me rappelles qu’elle vient de toute part
elle nous prend par surprise
toi et moi
elle a des résurgences de tubercule
en nous
la mort est un rhizome
noué à nos corps par mille radicelles
elle a des yeux à la surface de sa peau
et nous observe par notre propre corps
Morituri sont ceux qui flanchent
Je me souviens
je te serre dans ma main et renonce au couteau
au creux de ma paume,
contre la mort
tu deviens une arme par destination
comme toute caresse.
***
La poésie est un poison violent
Dans le jardin de l’hôtel croissent de vulgaires penstemons, fleurs dont l'allure et la couleur décochent la flèche du souvenir
Dans la mémoire se lève alors la dangereuse
la pourpre des forêts de l'enfance
qu’on apercevait des fenêtres de l’Ami 8 blanche de papa
à l’arrivée dans le hameau de Haute Loire
La Digitale
(prononcez aé à la fin c'est du latin)
petite bulle scrofule tubercule tubulaire
petit bassin bulle rose un peu huileux
comme le poème petite vésicule petit renflement du réel
comme cette autre fleur nommée
digitale dite pourpre mais rose fuchsia en réalité
trompette quand elle est fraîche à peine ouverte
grappe impudique lorsqu'elle fane
collection alors de petites bourses violacées qui
pendent comme gorgées de sang caillé
Digitale car on peut y glisser un doigt
(en anglais foxglove qui a quelque chose qui remplit bien plus la bouche, mouille la langue)
quelque chose comme un fourreau
- l'encyclopédie se cabre un peu ici
dite queue de loup aussi peut-être car sa tige est souple en son extrémité
la hampe : qu'est ce que c'est ?
la colonne vertébrale? La structure? La rampe de lancement d'une fusée
un feu de fleurs mal orchestré
corolles disposées comme les touches d'un saxophone
- jamais épanouie jusqu'au bout de la hampe
la pointe garde ses fleurs fermées
extrémité pointue tendue pourtant
peau de la fleur lisse épaisse et duveteuse un peu collante
velours sensuel qui dégage son suc à la pression, écrasement
(robe violette ou rouge pour le cardinal je ne sais plus )
sait-on les endroits où elle pousse ? Une altitude critique?
à Delphes la Pythie mâchait bien du Laurier
la digitale toxique l'aurait-elle aussi transportée ?
je pense drôle de tisane pisse mémé
et alors pas d'oracle hein pas de poème
(il n'y a pas de panneau dans la forêt)
la mort en embuscade dans les bois au bord des chemins
L'enfant avait-elle peur de toucher la fleur par inadvertance
- frottement frôlement interdit et fatal -
/ ou peur de ce désir obscur :
faire couler le poison dans le cœur de maman ?
aurait il trouvé un cœur à arrêter ce poison distillé dans la mère ?
la digitale aurait elle aussi fait mourir
- il influe sur le rythme cardiaque
histoire de palpiter un peu plus
Allons cueillir cette pourprée
(prononcez éeu c'est du français)
le poème est une clairière du langage
le poème est une fleur de la marge
l'écriture est une fleur de la marge
Le poème éclaire les abandons présents par ceux d’autrefois
L'écriture la poésie est un poison violent contre le poison,
la décoction sans alambic d'un philtre puissant contre le
chagrin
***
Pop up
(Par les fenêtres intruses)
Il pleut sur la place bleue de la mairie de Montpellier entre les armatures de fer de l’hôtel pointant le ciel comme des mâts il pleut la mer est loin la place est bleue et c’est par la fenêtre qu’entre le passé tous ces échecs ces abandons comme par ces fenêtres surgissantes qui s’ouvrent sur nos écrans de navigation sans qu’on les ait invitées ces cadres pop up s’affichent sur le bleu de l’écran violent la rétine en s’incrustant dans le champ visuel et s’invitent dans le flux des connexions cérébrales.
Il pleut et la mer est loin.
Le ciel est blanc.
Par les fenêtres intruses remonte la peau du temps.
Il pleut, la place de la mairie est bleue, et les fenêtres surgissent.
© Cathy Jurado
CATHY JURADO
Elle se présente :
Née le 5 février 1974
Cathy Jurado, originaire d’Aix-en-Provence vit aujourd’hui à Besançon. Elle est agrégée de lettres et anime des ateliers d'écriture. La langue poétique, que l’on retrouve aussi dans ses textes de prose, est à la fois l’origine et l’essence de son rapport aux mots et au monde – ce dont témoigne par exemple le prix de poésie de la Fondation de France reçu dès 1998. Sa poésie prend racine dans le lien avec l’enfance et la douleur, dans un rapport intime avec la peinture et la photographie (collaborations avec le peintre marocain Hassan Echair, le plasticien Max Partezana, travaux sur les gravures de Gerard Palézieu ou sur les photographies de Marie Baille, Serge Assier). Mais la littérature est pour elle, par nature, éminemment politique. Qu’il s’agisse de réhabiliter les voix des marginaux et des fous (Nous tous sommes innocents, 2015), d’évoquer la question douloureuse des réfugiés (Ceux qui brûlent, 2017) ou du mouvement des Gilets jaunes (Feu, 2020, inédit), elle souhaite faire de la poésie une arme par destination…
Publications : A paraître :
- Recueil «Ceux qui brûlent, Odyssée » à paraître en 2021 aux éditions Musimots. - Textes à paraître en 2020 dans les revues Europe, Verso, Lichen, Arpa, Poésie Première.
Parus :
- Recueil « Vulnéraires » , L’Harmattan, avril 2020. - Poème dans la revue Ouste n°28, mars 2020. - 5 poèmes dans la revue Traversées, avec des dessins d’Hassan Echaïr janvier 2020. - Poème dans la revue Météor n°2, décembre 2019. - Extrait du recueil « Odyssée » dans Ecrits du Nord, novembre 2019. - « Mangrove », livre pauvre avec des collages de Max Partezana (Collection Daniel Leuwers). Novembre 2019. - « Poèmes jaunes » dans Nouveaux délits, octobre 2019 - Poèmes dans Traction-Brabant septembre 2019 - Poème « Le poète est un boxeur gitan », dans Gilets Jaunes : jacquerie ou révolution ?, Collectif au Temps des cerises, septembre 2019. - Poèmes dans Comme en poésie, septembre 2019. - Poème dans le numéro spécial de la revue Cabaret sur la Nuit, juillet 2019. - Poème « Nice de février » paru dans la revue Filigranes Juillet 2019.
Exposition :
- « Le rêve dans tous ses états », exposition collective des artistes résidents de Hôp hop hop, à L’Aparté, Besançon. 2019. Exposition d’un texte accompagné de photographies et d’une lecture audio. - Sélection pour la participation au printemps 2020 à l’événement « Labo démo » organisé par Le Centre Walonie-Bruxelles de Paris en lien avec le Centre international de poésie de Marseille. |
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