Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS n°3- Janvier 2008- Daniel Aranjo

Publié par LE CAPITAL DES MOTS ( revue de poésie) sur 26 Décembre 2007, 00:00am

Catégories : #poèmes

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PROSE ANTIQUE
 
 
Visiter Carrare par hasard,
Un vers de Leopardi au cœur
 
À moins que ce ne soit l'hexamètre pluvieux de Rutilius Namatianus *
Qui, en 417, longea par ici jusqu'aux monts de marbre de Luna
Un diocèse blanchi, non pas de gel, mais de roche farouche
Et toute une Italie trouée d'invasions et de feux dont le paysan encor chantait, membres las,
Une champêtre Isis.
 
Depuis longtemps déjà
(Alors que le hangar exhale une jeune odeur d'enfance et de cambouis)
La motrice à mazout commence à tirer avec des à-coups
Le lent et l'infini radeau des pylônes de marbre le long d'une crissante et d'une lente voie.
 
Dans l'herbe, sous l'ortie, une cuve moussue.
Au mur, un vieux harnais
Et l'anneau d'une écurie étrusque à mules grises et dociles
 
Tandis que, sous sa paupière de prêtresse, là-bas, une lointaine enfant, ma fille,
Marchande une artémis polie dans de la neige d'astre à la boutique de la gare,
 
Ne trouve point
La rosace-firmament à gypse roux du Dôme
 
Et saute en car gravir les tunnels de Carrare, à haute pierre vide
Et ponts d'altitude sur soixante-dix stades à la ronde chaulés de plinthes et de débris
 
Où nous gésirons tous, si nous gisons,
Sans avoir laissé de nom comme celui de Rutilius
 
Ni le moindre De Reditu suo en vers
Ni prose ductile, frottée de cendre, comme les statues.


* Rutilius Namatianus, Gaulois latinisé (de Toulouse, Narbonne ou Poitiers) et haut fonctionnaire romain, a écrit un De Reditu suo (Sur Son Retour), court récit de voyage et de cabotage incomplet à travers l'Italie trouée d'invasions barbares au lendemain du Sac de Rome (410). En novembre 417, il visitait les montagnes de marbre de Luna, et c'est sur elles que s'achève ce que nous avons conservé de ce bel et poignant poème de voyage, d'emblée fidèle au Nom de Rome, où apparaît pour la première fois au monde "païen" ("pagi") au sens actuel de "(campagnard) non-chrétien".
 
 
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500 CARRIÈRES
 
 
Retour à Carrare
 
Passé tout un après-midi de pluie
Dans l'ombre lisse et blanchie d'un atelier de lapidaire
Entre une partie éternelle de dominos de pierre et l'odeur torréfiée de l'expresso lavazza familial
À boire un bol de frissons
Et voir tomber dehors un torrent d'eau de marbre et de petit lait terreux depuis la farouche placette-chapiteau de Colonata à travers la pente alpestre des carrières et les baraquements
 
Et à demander au Chassieux Charon,
Lui demander, avant qu'il ne tasse le linge de nos vies au fond de sa barge huileuse,
Lui demander de réduire l'amas rhétorique de tant de monuments
À un seul bout de monument,
Et à l'absence même (sphinge, fleuve, bas relief) de tout ce qui a, ou même aurait pu être.
 
Puis à le supplier d'inachever avec puissance une seconde fois ces frises du néant,
Et jusqu'à la Mélancolie à pleurs rouillés de fer de la vieille nécropole en pente
Sur la plaine fardée de cendre, en contrebas, et d'insignes à demi étoilés par la ronde noircie des cours de récréation de Carrare.
 
Et puis se dire
Que l'or du "Tage riche en or" des textes latins a fondu depuis l'Empire
Mais que sierras et cols de marbre de Carrare existeront toujours, sans pinède ni tiède éclaircie,
Alors qu'aura péri le dernier nom du marbre, et l'homme avec, et la lueur de la conscience pour même le saisir
 
Comme elles existaient un mardi quelconque de novembre 417
Sept ans à peine (tel un radeau d’enseignes pris au remous de l’autre rive) après le sac du Nom de Rome.
 
Nuit frileuse d'hôtel Chez Roberto
À rêver de neige et de tardives glaciations, au fil d'ères et de siècles sans chiffre, sur la neige terreuse de montagnes de marbre sans le nom
Où un Inca soudain me court après,
Et veut me vendre un Astronaute boueux de 2 m chantourné au marteau-piqueur.
 
Avant
De partir tout à l'heure, comme Rutilius, à une lieue d'ici,
Sous un gave de pluie et une grise rafale de présent, au fond d'une coopérative, jusqu'aux ruines à pilotis de béton du port herbeux de Luna
Qui se trouve maintenant à un kilomètre et demi de la plage
 
Comme une trière-aviso des gardes-côtes rejetée sur un arbre, au cœur de l’A.O.C. Auxo Lunæ, par un raz-de-marée aussitôt déguerpi vers l’épicentre de son ère.
 
Extraits de « 500 CARRIÈRES DE CARRARE »
 
à Jude Stéfan,
qui m’a appris qu’il y en avait 500,
et à qui j’en offre ici une 501e.
DANIEL ARANJO
 
Daniel ARANJO aranjo@univ-tln.fr
MC en littérature comparée à l’Université du Sud (Toulon-Var). Prix de la Critique 2003 de l’Académie française, est aussi poète et dramaturge (trois textes créés par le Théâtre du Nord-Ouest, Paris IXe, de 2002 à 2007 : Un Requiem en français ; Agamemnon, Atlantica éd. ; Les Choéphores). A publié des poèmes dans quelques revues (Poésie, Autre Sud, Friches) et sur quelques sites Internet (Babelmed/Trans-ports ; ou ses poèmes sapphiques récents, Ultimi Canti di Saffo - poèmes en français, malgré ce titre italien - sur le site www.saphisme.com consacré à la poétesse Sapphô).
 
 
 
 
 
 
 
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