LE CAPITAL DES MOTS n°6- Avril 2008- Linda Maria Baros
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B. C. B. G.
Lorsque la nuit ne décante plus son sang violet,
le matin se jette sauvagement sur la ville,
comme une vague de motards,
que le matin déshabille en chemin,
jusqu’à ce qu’il ne leur reste
que les pointes et les boucles d’oreilles,
jusqu’à ce qu’ils restent collés
comme un crachat sur le guidon,
sur la carcasse, sur le carter d’inox.
Le matin éraillé tire avec ses canons d’échappement :
jette sur la ville le crachat ténu de l’indifférence,
bondit fringant sur les dômes figés
et les crânes chauves
des fonctionnaires cirrhotiques,
qui tournent dans les bureaux
comme des mouches sans tête.
(C’est de là que vient
le bourdonnement des stylos bille
qu’ils cognent contre leur poitrine,
contre leur cuirasse de morve.)
Un matin jaunâtre,
qui tire avec ses accélérateurs de particules
sur les dômes figés.
Et qui s’écoule enfin au long des murs
comme la pisse, dans de petits lingots d’ambre.
Encore un matin.
Les fonctionnaires me vendent,
tranquilles, dans leurs papiers.
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Le motard a le compteur de vitesse cloué au front
Allongée sur le dos, l’autoroute renferme dans ses sous-sols
d’énormes réserves de vitesse.
Le motard, droit sur sa selle, moitié dieu
moitié barbe, cuir tanné et étincellement d’acier,
regarde férocement par-dessus l’asphalte,
par-dessus les chaumes.
Il est aussi grand qu’une montagne !
Il s’élève comme une colonne d’obscurité,
entre le macadam et le ciel.
Comme un gland gigantesque.
Majestueux.
Il a le compteur de vitesse cloué au front.
Des ailes prennent forme dans son
corps.
Le tuyau d’échappement gémit entre ses muscles fessiers.
Le ciel n’y est qu’un pauvre réflexe.
Il vrombit.
Il n’est fait que d’anneaux, bracelets, ceintures et rasoirs.
Il crache des morceaux de ferraille.
Les zips tintent, les boucles les chaînes les menottes.
Comme des écailles chimériques, leurs pointes.
Une lame de rasoir écorche sa poitrine,
le cuir craque sur ses miches.
Le coutelas descend dans la tige de sa botte.
Avec ses lunettes de soudage,
le motard noue les distances bout à bout,
les dévore,
fend l’horizon avec sa meuleuse
tronçonneuse.
Change de rapport, de régime,
de couple. Bondit, vigoureux, sur la selle.
Casse.
Le motard.
L’autoroute le serre bien dans ses sangles
et essuie de la main la sueur de son front.
Son fantôme noircit le cliché de l’après-midi.
Il est aussi grand qu’une montagne !
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Regarder vers le haut
Mon père reste parfois immobile enveloppé
dans les effluves d’une cigarette.
Les années ont passé – sourit-il,
et hagard il regarde vers le haut.
De toute cette ville, il ne veut emmener
que les vieux, les grands enfants sans maison,
blottis sur les bouches des canalisations,
dans leur niche écologique.
Il s’arrête devant eux,
au long des rues,
leur tend la main, les aide à se relever.
Et alors les effluves s’élèvent au-dessus d’eux,
comme la robe blanche d’une jeune femme
au-dessus d’une bouche d’aération…
Les vieux, les grands enfants de la ville regardent vers le haut
et sourient heureux.
LINDA MARIA BAROS
Linda Maria Baros
Poète francophone d’origine roumaine, née en 1981 à Bucarest. Elle a publié quatre recueils de poèmes, dont deux en France
aux éditions Cheyne, du théâtre et des ouvrages de critique littéraire. Son premier recueil écrit en français, Le Livre de signes et d’ombres, a obtenu le Prix de la Vocation 2004. Le deuxième,
La Maison en lames de rasoir, s’est vu décerner le Prix Apollinaire 2007. Elle est l’initiatrice et l’organisatrice du festival Le Printemps des Poètes en Roumanie, la directrice de la revue
littéraire VERSUs/m qui paraît à Bucarest et la secrétaire adjointe de l’Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (Paris).
Les textes qui suivent sont tirés du recueil inédit L’Autoroute A4 et autres poèmes, actuellement en cours de
parution.
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