LE CAPITAL DES MOTS n°7- Mai 2008- Daniel Leuwers
------------------
L ’
A M O U R S O R C I E R
Ce qui me surprend toujours, c’est la réaction répétitive –et comme
sempiternelle- de certaines femmes à mes poèmes -j’entends, bien sûr, des femmes qui cherchent peu ou prou à s’attacher à moi. Leur reproche majeur, c’est que mes poèmes d’amour ne sont pas, pour
elles, suffisamment incarnés.
B. avec laquelle j’ai entamé une courte liaison m’annonce un jour, tout de go, qu’elle a jeté à la poubelle tous mes
livres. « Tu écris dans le vide. Tu ne sais pas aimer ». Je n’en disconviens pas. Mais elle pousse ses pions un peu plus avant et se plaint que je ne l’aime pas
« violemment », à la façon d’un taureau ». Elle concède cependant (un pas en avant, un pas en arrière) que ma poésie est « améliorable ». Je traduis immédiatement sa
pensée latente : « Cesse de ne venir me voir que de temps à autre. Reste donc avec moi. Je te donnerai amour et confort, et tu pourras enfin écrire des poèmes incarnés qui me
célébreront explicitement ». Je l’ai quittée sans l’ombre d’un regret.
La pensée est répandue qui voudrait qu’un poète digne de ce nom soit celui qui chante une femme précise –et
réellement ! Ainsi de Pétrarque avec Laure (femme pourtant improbable) ou d’Aragon avec Elsa (mais nombreux furent les témoins de la métamorphose heureuse du poète après la mort de
sa muse…). On a tort d’oublier l’absolue liberté de l’écrivain, son souci d’inconfort, et sa constante interrogation sur un sentiment d’ amour dont il a besoin mais dont il est souvent privé
en raison de sa trop grande exigence et de son souci récurrent de préserver ses jardins secrets.
B. n’aura donc pas compris que je ne l’ai aimée que dans la mesure où elle me demeurait distante. Au fond, les poètes sont
peut-être encore plus égoïstes –ou altruistes !- que les romanciers. Ils racontent rarement une histoire d’amour vrai. Ils savent trop que l’amour est foncièrement illusoire,
éphémère. Il n’est, pour la majorité d’entre eux, vivable que lorsqu’il demeure calme et laisse le champ libre à d’autres amours –amours assurément illusoires elles aussi mais amours
opportunément passagères.
Il existe également –plus dangereuses et, à la longue, plus déstabilisantes- les amours de substitution,
tapies dans l’ombre du jardin secret. Une femme est alors mythifiée parce que, sur un certain plan, elle est meilleure que les autres. Et à ce meilleur, le poète se raccroche
pour en épuiser tous les charmes et toutes les potentialités Il ne trompe, à proprement parler, personne. Il explore –pour d’autres qui n’osent vivre cette liberté ou qui la vivent sous le signe
de la muflerie, voire de la culpabilité (c’est tout comme)- un territoire qui l’exalte. Il part vers un pays nouveau (la femme est toujours une étrangère –la merveilleuse étrangère qui va tout
lui apprendre sur son pays, ses secrets, ses forêts). Il ose, il sort des chemins battus, il s’extirpe de l’ennui qui peut être mortel.
Les exigences de la création sont terriblement perverses, douloureuses, masochistes. Aussi, elles rendent le créateur
cruel, à son insu.
B. aurait donc souhaité que je fusse clair avec moi-même. Elle ne comprenait pas que, s’il en avait été ainsi, je n’aurais
certainement plus écrit, comme cela m’est arrivé pendant de longues années. René Char a célébré « l’amoureuse en secret », mais il a su, dans le même temps, qu’elle risquait de réduire
sa création à néant. Que l’on songe à ces femmes qui jettent leur dévolu sur des homosexuels qu’elles se font soudain fortes –un temps- de ramener à l’hétérosexualité, à la supposée norme. Combat
vain.
J’ai donc quitté B. –ce qui ne l’a pas empêché de m’écrire plusieurs lettres m’affirmant qu’elle était toujours
prête à m’aider – à me vaincre. A dire vrai, je n’aimais pas B. Je l’avais seulement admirée d’être venue me chercher, me solliciter, s’offrir à moi –pour m’aider donc, pour
l’aider à mieux vivre aussi, pour qu’elle soit à même de retrouver le vieil amour violent dont elle disait avoir souffert mais dont elle avait la nostalgie et qu’elle voulait fantasmatiquement
réinstaurer comme alternative à l’amour trop simple que je lui proposais.
Avec Y., la lutte est aujourd’hui d’un tout autre ordre, car l’amour a posé sa douce main sur les cœurs. J’aime Y.. Je
l’avais voulue à mes côtés le plus souvent possible, sans pour autant vivre totalement avec elle (crainte que l’aventure ne s’affadisse). Elle m’a apporté beaucoup et m’a entraîné sur les sommets
de l’érotisme. Sa grâce, sa générosité m’ont été et me restent essentielles. Elle écrit aussi des poèmes –et une sorte de pacte de non-agression s’est établie sur ce terrain commun. Y. me
voudrait davantage à ses côtés mais elle respecte ma liberté, quoi qu’il en coûte à une jalousie que son éducation ne parvient pas à refouler radicalement. Je l’ai vue souvent souffrir, j’en ai
souffert mais j’ai peu ou prou profité de cette souffrance pour épancher ma cruauté en des poèmes que je voulais croire « d’amour ». Avec Y., j’ai vécu les délices de l’amour de
substitution, fort, renversant, ravageur, mais j’ai lutté contre le ravage en m’attaquant à elle –c’est-à-dire en me rendant moi-même inattaquable, tel le pion qui, aux échecs, renverse
l’adversaire et ne lui laisse aucun sursis ou sursaut.
Je me suis tellement habitué, depuis mon enfance, à ne point souffrir de l’absence de ma mère, que je suis
devenu capable de m’extraire de toute souffrance à volonté. Aussi, le bonheur que j’ai vécu avec Y., je l’ai dégusté comme le plus fin des hédonistes, mais, dès lors qu’il s’est agi de
m’y soumettre corps et âme, j’ai dressé une distance entre moi et ma très-aimée. Ma vie s’est trouvé ainsi hérissée de murs protecteurs qui, je le sens, sont aussi des murs mortifères. Je suis un
habitué des pires rêves claustrophobiques. Dehors dedans : je ne sais jamais où précisément je me trouve. J’ai vécu des mois, des années d’ivresse et de liesse avec Y. –toujours soucieuse de
m’entraîner vers un futur quand, moi, je me réfugiais dans la mort –comme dans la cave où ma mère transportait mon berceau lorsque la sirène annonçait les bombardements allemands sur la ville de
Beaumont-sur-Oise.
J’ai alors eu tout loisir d’interroger le malamour (le mot n’est-il pas d’Apollinaire ?). Je me suis
complu dans les affres de l’ « amour blessé » -persuadé que c’était Y. la blessée, alors que c’est moi qui me blessait également –et cruellement- en ordonnançant tout le drame.
J’écrivais une pièce dont Y. était l’actrice admirable –victime grandiose comme sut l’être Maria Casarès que Y. affectionnait.
Mon attachement à Y. est tel que je ne l’ai jamais quittée, tout en la gardant mystérieusement à distance. Et mon existence
s’achemine dans un incessant va-et-vient où j’essaie de me préserver pour écrire ce qui s’agite dans une sorte de souricière égotiste où j’abdique ma liberté au nom d’une liberté fantasmée et
douloureusement illusoire. Je marche à quatre pattes, et mes poèmes ne décollent guère. Ils sont comme des soleils couchants qui pénètrent la mer pour renaître. La mer encore, la mer toujours. La
mère qui m’engloutit, qui veut se jeter par la fenêtre, qui de Beaumont veut descendre jusqu’aux rives de l’Oise pour s’y jeter, mais qui ne fait rien- velléitaire du suicide mais qui cherche
plutôt à y acculer perversement mon père –…et moi, plus tard. Ombre longue portée. Telles ces mères qui veulent annihiler leur portée. Elle porte vraiment la mort et nous tue en criant à tue-tête
sa détresse.
Y., elle, se tait. Sa voix m’accompagne, douce, dans la sieste –avant que je ne me retire, la nuit tombée. Et c’est
certainement ma mère que je reviens, tous les soirs, sauver - pour l’empêcher de crier, d’ouvrir grande la fenêtre, de partir, dans sa vieille robe de chambre, jusqu’aux bords de l’Oise où, le
lendemain, je ne découvre jamais son corps noyé (elle n’a pas osé) mais un innocent saule-pleureur qui n’est autre que moi-même.
Y. assimile tous les rôles, reconstitue toutes les postures. Son intelligence est multiforme. Sorcière, peut-être. Elle
voudrait me sauver mais sans m’emporter, sans me déporter. Ne point refaire le même geste que pour Moïse sauvé des eaux. Elle souhaite que je sois seulement pour elle le consolé qu’elle pourra
suivre en mes chants tremblés, tant que la vie m’empêche de me mouvoir, de m’émouvoir ailleurs que dans l’écrit.
Elle m’accompagne au téléphone, me dit des mots très doux puis des mots très durs (elle m’interroge ensuite pour
savoir si elle n’a pas été « trop dure ») afin que j’essaie de me livrer –ou, mieux encore, de me délivrer.
Avec Y., j’ai parfois le sentiment qu’elle me voudrait tout à elle, mais sans empiéter sur mon désir d’écriture. Au mieux,
elle pense certainement que, canalisé par son amour pour moi et par mon amour pour elle, j’écrirais enfin les plus beaux poèmes d’un amour qui ne serait plus blessé mais triomphant. Mais il me
souvient de ma vieille analyste de la rue d’Enghien qui m’avait questionné, au moment où je la quittais : « Serez-vous capable de supporter un amour calme ? N’avez-vous pas besoin
d’agitation ? ». La question me revient, violente (comme un taureau !) au moment où je décroche mon téléphone et appelle une nouvelle fois Y. Elle me parle doucement, heureuse que
j’appelle, que rien ne soit rompu, mais elle ajoute parfois qu’il est dommage que tant de temps soit perdu et que la peau de chagrin n’est nullement extensible.
Avec F., avec C. –toutes deux, des femmes peintres-, les choses ont été plus claires. Elles ne m’ont supporté que le
temps où elles ont cru que mes poèmes leur étaient personnellement destinés. Elles n’ont pas même imaginé qu’un poème d’amour, ça pouvait être le souvenir d’un amour, et une aspiration à l’amour,
une véritable mise en scène où les mots se pressent et s’empressent sur les seuls seins d’une page. Rien ne s’est jamais passé entre elles et moi –mais leur idée devait être que, comme
récompense de tant de poèmes censés être à elles dédiés, elles me dédommageraient du don furtif de leur corps. Elles estimaient peut-être aussi qu’il serait bon de ne rien me céder pour mieux
attiser mon désir, le faire durer. Etre, comme Apollinaire, l’ « enchanteur pourrissant » ! Quel programme ! Bonsoir, chères petites Marie Laurencin…
Une jolie femme qui est tout récemment entrée dans ma vie, m’a chuchoté qu’elle espérait être présente dans un
« petit poème ». Je la sens, l’air de rien, très sorcière. Je résiste, mais jusqu’à quand ? Ne finirai-je pas par être tenté de coucher sur la page cette nouvelle
conquête ? Le garde-fou, c’est elle qui m’a choisi autant que je l’ai choisie. Il y a eu complicité, et l’ombre d’un rapport de forces s’est peut-être d’elle-même estompée. Je ne sais ce qui
se passera. Certains détails de cette idylle (durera-t-elle ?) pourront s’immiscer dans des textes, mais très éclatés, loin de la voie royale et unitaire où l’on veut ranger les grandes
amours. Au fond, n’existe-t-il pas que des grands textes issus de petites amours ? Le grand amour est si ambitieux et improbable qu’il vaut mieux peut-être le taire ou le vivre… Le
petit amour se maîtrise mieux, se plie à toutes les fantaisies.
Il y a des sorciers et des sorcières derrière tout cela –et ce sont d’ineffables sourciers. Il y a la vie, il y a la
mort, il y a cette page à remplir, il y a ces lignes à effacer, il y a cette peau à griffer, il y a cette forêt à atteindre d’un doigt malin, il y a ce train à attendre d’où peut descendre la
très-aimée, il y a ce soleil qui nous caresse dans la cité de Carcassonne, il y a ce froid sec qui remonte jusqu’à mes bronches dans le sobre temple Zen, il y a ces cris de filles dans la boîte
de nuit australienne, il y a cet avion qui vrombit juste au-dessus de ma voiture comme dans un film d’Alfred Hitchcock, il y a ce corps très petit qu’on extrait du frigidaire de la morgue, il y a
cet hôtel où une Chinoise perce votre dos de ses doigts inquisiteurs, il y a cet avocat qui meurt dans son sommeil, il y a ces enfants qui naissent et dont certains sont promis à la pendaison, il
y a cette vie simple alentour, il y a ces savons de couleurs qu’on achète sur les marchés d’Alep, il y a cette femme qui vient frapper à la porte de votre chambre d’hôtel à
Tripoli.
C’est sorcier et ce n’est pas sorcier. Ca s’accumule sans qu’on sache vraiment l’ordre. Il y a les ordres qu’on refuse, les
valeurs qu’on bafoue. Il y a ce qui ne peut se conformer au « il y a ». Il y a une femme qui vous aime et que vous aimez. Ce n’est pas sorcier. Pourquoi Manuel De Falla a-t-il donc
parlé d’ « amour sorcier » ? Pour laisser la musique parler ?
DANIEL LEUWERS
Daniel Leuwers est Professeur de littérature contemporaine à l’Université de Tours. Ses travaux portent sur la
poésie, de Rimbaud et Mallarmé à aujourd’hui. Il est notamment l’auteur d’une Introduction à la poésie moderne et contemporaine (Armand Colin), de
De Zola à Apollinaire (G/F) , de livres consacrés à Jouve, Char, Rimbaud et d’un Yves Bonnefoy (Rodopi). Homme de revue, il donne
tous les trimestres une « Chronique de l’accompagnateur » dans Autre Sud sur l’actualité poétique. A paru en 2007 un ouvrage regroupant chroniques et études sur la poésie française la
plus contemporaine sous le titre La Place du poème (Est-Samuel Tastet éditeur).
Il est également l’auteur de « carnets » (la trilogie composée de Australia ou le pays rouge, Surimpressions
d’Afrique et Le Voyage immobile a paru chez Editinter). Il est l’auteur d’une dizaine de recueils, dont Poèmes couchés , L’Amour tremblé (Ecbolade) et L’Inconnu désarmé (Autres Temps), ainsi
que de nombreux livres d’artistes. Le mariage entre poésie et peinture lui a inspiré Le Livre pauvre (Tarabuste, 2003) et Livre riche/ Livre pauvre (Somogy, 2006).
Nombreuses éditions critiques au « Livre de poche » ( « Le Grand Meaulnes », « Le Diable au
corps ») et chez « G/F » .
Il vient de publier en 2007 chez EST-Samuel Tastet Editeur deux ouvrages : René Char,dit-elle, est mort et La Place du
poème. Essais et chroniques sur la poésie contemporaine.
------------------
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
A