LE CAPITAL DES MOTS n°7- Mai 2008- Daniel Leduc
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LIVRE DU NOMBRE
extrait
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Si la rotondité de la Terre, qu’Aristote avait démontrée par une
incomplétude -- "Lors des éclipses, la Lune a toujours pour limite une ligne courbe : par conséquent, comme l'éclipse est due à l'interposition de la Terre, c'est la forme de la surface de la
Terre qui est cause de la forme de cette ligne" [1] --, si cette
sphéricité n’était pas aplatie aux deux pôles, combien les Hommes pourraient-ils croire en l’idéal des formes, avec cette même foi qui les illusionne lorsqu’ils observent un coucher
de soleil. L’apparence est trompeuse pour qui la lumière est vive, et ténébreuses les ombres ; l’apparence, qui pourtant, est cette peau des jours grâce à laquelle le monde se protège de
lui-même.
Ainsi, le désert est-il peuplé d’innombrables ; le vide, plein de matière sombre ; et ce qui nous enchante, transparent
d’interstices.
Nous n’entendons qu’échos, ne voyons que reflets, ne sentons que l’odeur qui masque les odeurs. Toujours, la vérité est ailleurs,
dans sa non-existence.
Ton regard, comme des milliards de pixels fait des milliards d’étoiles. Le regard est un monde qui recrée l’univers – sans lui,
pas de lieux ni de temps, ni d’acteurs informels.
Je suis conscient de ce qu’un mot glisse autant qu’un parquet trop lustré ; s’y rompre les jambes ne fera de nous ni des
sots vides ni des Toulouse-Lautrec, pleins de feux. Attention à ne pas se prendre les pieds dans ses propres lacets…
Ton regard, disais-je, est un océan barbare : on n’en connaît ni les abysses, ni la surface, d’ailleurs. Le profond et le
superficiel sont jumeaux dans leurs ombres.
L’œil écoute (Claudel le savait bien). Il écoute les couleurs qui s’immiscent dans la conversation des corpuscules et des ondes.
Il écoute aussi les vibrations de tous ces passés qui tissent le présent. L’œil écoute : pour que l’inconcevable soit entendu. Pour que l’Homme avance dans la compréhension de ses propres
limites – qu’il enfreigne de telles lois.
Vivre devient alors violer toute frontière.
Mais voilà que ma mémoire m’impose un récit :
Dans ce train qui m’emmenait vers l’océan, avec, dans mes pensées les plus abruptes, une sensation de
vide, je me fuyais moi-même ; je fuyais tous ces mots qu’Agnès m’avait dits juste avant la rupture. Je l’aimais, cette Agnès, autant qu’il est possible de se déposséder. Dire que j’étais en
miettes serait un euphémisme : je me répandais comme une vulgaire flaque d’eau.
Seul dans le compartiment — c’était une époque presque
lointaine — je n’étais plus qu’une mare, qu’un brouillard sur la lande. Je n’entendis ni le coulissement de la porte, ni le craquement de la banquette, mais la vis face à moi, cette vieille
femme, à la chevelure hirsute. On aurait dit qu’elle sortait d’un violent courant d’air, d’une frayeur sans nom. Elle était assise, là, comme du vent.
Par la vitre je regardais filer, non le paysage, mais ma propre vie.
A trente-deux ans, il me semblait être un vieillard perclus de pensées arthritiques. Depuis qu’Agnès m’avait lâché, je chutais dans mes propres abîmes… Et n’eût été cette irrépressible curiosité
de l’être, je me serais laissé aller en lambeaux, devenir une vieille fripe dépourvue de côtes et de vertèbres.
La vieille en face de moi lisait un livre à la couverture
entièrement noire, sans la moindre inscription dessus. C’était étrange de voir un tel livre, sans nom, sans titre, sans même l’épaisseur d’un livre. Un livre qui n’était pas un
livre.
Et la vieille lisait comme on peut lire dans un train : avec
cette attention profonde, et distraite en même temps.
Sans relever la tête elle s’adressa à
moi :
— Vous m’avez l’air bien sombre, jeune homme (elle disait comme dans l’ancien temps), quelle est la cause d’un
tel “ennuagement” ?
Alors je lui parlai de cette rupture que je vivais comme une extraction. Non, elle ne tenta pas de me consoler, elle
ajouta :
— Lorsqu’on a la vie devant soi, il faut la regarder en face ;
ne pas baisser les yeux, jamais ; ne pas baisser les yeux…
Elle dit cela, une évidence, et je sus que j’allais mieux tout en
imaginant que c’était illusoire. J’allais mieux. Plus rien ne m’emportait, ni le train, ni la pensée, ni l’ailleurs : j’étais enfin ici, en moi-même, là où le corps existe, où la matière est
la seule denrée du monde.
Par la vitre, le paysage était toujours le même, toujours différent.
Immobile, mouvant. Sons. Regards.
Lorsque je tournai la tête, la vieille n’était plus là. Seul, son
livre mourait sur la banquette.
Vivre devient alors violer toute frontière. Toute frontière en soi. Préservant autrui.
Il y a un monde entre les-lois-et-les-principes et sa propre éthique. Libertés n’existent qu’en fonction de l’autre,
bien sûr, dans un total rayonnement avec soi-même. N’est libre que ce qui livre et qui délivre. Tout le reste n’est que ratures.
Et les ratures, je connais bien. Celles sur les pages noircies. Celles sur les nuits blanches. Celles sur des corps alanguis ou
sur des corps disant. Toutes ces ratures que sont nos rides, nos sillons sur nos veines. Et comme vivre c’est oser, de même, vivre c’est rater, c’est brouillonner sans cesse.
Dans le brouillon, il y a des pensées qui surnagent, les plus ou moins humaines, celles qui collent à la peau. Ce sont toujours
les pensées vacantes, libres d’elles-mêmes, qui mènent au chemin. C’est en errant que l’on trouve les portes qui se dérobent, c’est par la sinuosité que l’on va droit au but. Les rêves sont là
pour le comprendre.
Dans le sommeil, je ne sais si la nuit est en moi ou en-dehors de moi ; je ne possède qu’une vague sensation de renaître
dans le trépas ; me saisir dans la dépossession. L’oubli est alors le seuil de connaissance.
Et comme la langue qui émerge de l’inconscient, le sexe est turgescent, alors même que le soleil se lève (croit-on), que l’heure
sonne de nouvelles habitudes et d’anciennes nouveautés.
À mon réveil je pense :
J’ai rencontré Agnès dans un couloir de métro, elle jouait de la guitare. Moi je jouais des
coudes. La foule nous poussait l’un vers l’autre. Projeté dans les cordes, j’ai retenti en une onde rougeoyante, avec des balbutiements dans les mots. Rencontre sonore ; vie commune,
tonitruante : cela dura le temps des quatre saisons. Et la rupture fut comme une corde qui saute.
Agnès. J’ai tant aimé sa manière d’être aimée. De se faire lécher les lèvres et embrasser les bras. Je l’ai
aimée d’un bord à l’autre du corps, sous tous les tangages, de la poupe à la proue. Agnès fut une vague sur une mer trop plate. Elle me manque : comme un mot sur la langue qu’on ne retrouve
pas.
Le temps n’est jamais un beau fixe : il passe son temps à changer. Tout le temps.
Le temps n’est pas un temps.
Tant mieux !
Daniel LEDUC
Daniel LEDUC est né à Paris en 1950. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages (poésie, livres pour la
jeunesse) ainsi que d’une centaine de nouvelles publiées dans divers quotidiens et magazines. Ses textes ont été traduits dans une dizaine de langues. Il exerce des activités de critique
littéraire. On peut consulter son site Internet à l’adresse suivante :
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