LE CAPITAL DES MOTS n°7- Mai 2008- Alain Vernhes-
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Nettoyage éthique
Demain, viendront les corbeaux, puis les pigeons. Ils boufferont tes yeux et pas mal de chair autour. Pleure crie, c’est
ça...Après la gent ailée, t’auras droit aux rats. Ils remonteront le long de ton pantalon. Tes couilles ne seront pas très dures sous leurs dents. Pas la peine de t’agiter, t’excites les
chiens.
J’en ai vu défiler au poteau des comme toi, tu sais. Dès le premier, j’ai assisté. Quarante ans à attendre ça, c’est long, faut
dire. Et qui aurait cru, à part quelques-uns ?..Oui, j’avais quarante tout juste quand tout s’est écroulé comme sable sous la vague. Tours, ordinateurs, comptes, titres, écrans, positions,
renommées, fortunes. Tout par terre, tout soudain. Une valse subite les a bien culbutées, les « affaires du monde », comme on disait dans le temps.
Oh, c’est fringues de faiseur que t’as là, hein mon beau ! Un tout petit peu défraîchies. Le personnel se fait rare, à notre
époque, n’est-il pas ?...T’es pas fiérot, là, collé à ton poteau, hein ? Fallait te planquer mieux et mieux arroser. Quoique les arrosés, ça court plus les rues, aujourd’hui.
T’as mal ?..Non, t’a pas mal. Demain, oui. Lève la tête. Comment on peut encore s’affubler d’une moustache ?! C’est
plus d’ici, de nulle part d’ailleurs. Un signe entre vous, je parie. Et la cravate aussi. Manque l’uniforme gris. Mais non, pas ton style. Tu commandais, t’avais pas à te fringuer comme la
troupe.
Comment y t’ont eu ?..T’a voulu t’empiffrer, une dernière fois. Ou recruter du personnel pour quelque pillage comme tu
savais faire, sauf qu’y a plus grand monde pour nourrir les vautours...T’es Suisse à ce qu’on dit ?...Bon sang ne saurait mentir.
Tu sais que t’es dans les derniers des derniers rebuts à ramper encore dans des caves. On les connaît tellement bien vos planques
dorées. Vous êtes si goinfres, tellement prévisibles. Naturellement.
Ta chance était là, pourtant. Regarde, ça tourne, ça saoule, ça flemme et ça coule dans la ville. Comme ça tous les jours, alors
traquer la termite dans ton genre, ça devient comment dire, « has been ». Cette novlangue morte me fait toujours marrer...
Même les flics y tiennent plus la rigueur. T’aurais pu disparaître, te faire oublier, te faire petit, devenir quelque chose
comme...un pauvre. Mais tu sais pas, tu peux pas, t’as dix doigts gourds et une tonne d’arrogance. Impossible de durer avec ça.
Relève la tête, salopard d’insecte. T’as aussi la chance que quelqu’un vienne encore gueuler dans tes naseaux gonflés !
Regarde-les, regarde ces beautés qui passent. Il est dix heures et on a un peu plus de soleil chaque jour. Il est dix heures, regarde ces gens. Il tournent tranquillement. Même moi, j’ai du mal à
croire. Ils ont l’air heureux, ils ont l’air vainqueurs, ils ont d’avoir tout le temps de la vie. Moi, je profite, mais j’ai trop courbé, j’ai trop sué pour tes frères. Je sais plus lâcher
prise.
Les bureaux...Comme je devenais gris sale dans ces boites. Et mon fils le soir, je lui gueulais dessus plutôt que de lui dire que
je l’aimais, tellement j’étais crevé, et ma femme qui râlait. Je pouvais même plus nous remettre le lit dans le bon sens. Tellement déjeté, complètement sans direction, je marchais de gauche, de
droite, jamais vers l’avant.
Pour toi c’était le bon temps, hein ? Ca pilonnait un peu partout sur la planète à cette époque et toi tu ramassais. Quinze
ans déjà. Je me souviens...Tu pesais combien toi ?..100, 300 milliards ?..A vue de nez, t’étais pas un très gros. Mais bon, on a appris votre leçon. Pas de quartiers. Petits et gros,
même saletés. Tarif unique, épinglés en pleine place. T’avais qu’à te planquer mieux, feignant.
Je vais te refaire ta route vers l’enfer, pour le plaisir de te voir gémir un peu...
Juste avant l’attentat contre les bureaux de Microsoft, on était quinze millions dans les rues. Remember. Trente, cinquante, cent
villes en même temps, toute l’Europe dehors. 2020. C’est bien ça, même si tu veux pas t’en souvenir. Après, tes petits copains nous ont balancé la totale, faut dire. Kapos plein pot.
Neuro-incapacitants, rafles et puces toutes plus mouchardes les unes que les autres... Mais c’était la fin, ton temps et les crocs de tes chiens tombaient.
Tu te rappelles Drey ?...Ca te dit vraiment rien ?...Alors je vais te raconter...Mais lève la tête d’abord, je te
dis ! Regarde ces vivants qui passent. Regarde ces rues, ces rues quasiment délivrées des bagnoles, ces murs libérés de toutes vos images malades. Regarde, une ville qui sent plus ni les
gaz, ni la sueur à heures fixes...Oui, les bras ça fait mal. C’est peut-être un peu fait exprès. Demain, y aura bien un vieux comme moi qui t’achèvera, les jeunes y font même plus attention. La
charité a pas disparu, t’inquiète.
On est plus beaucoup, nous les vieux....Les suicides, bien sûr. Juste après l’épisode Drey, ils ont commencé. Drey qui voulait la
jouer responsabilité. Borderline par millions, sociétés explosées, soldatesque débordée...Dernier carré pour Drey, dernière danse dans le Fort Alamo médiatique.
Je le vois encore dégueuler ses véritables vérités, les mains sur son micro, sur cette came de vérité qu’on lui avait collée.
Trois cent millions de mediaspecteurs ont capté la véridique histoire de Manuel Drey, président de l’UE. Trois jours après la bourse de Francfort a flambé...T’as commencé à t’affoler sérieux,
hein ?
Les suicides ont démarré plein pot, on a senti le monde se retourner. Les médias arrosaient comme de rien, talk sur spéciale,
baratin sur mise en garde, jets continus.
Va savoir pourquoi ça s’est passé comme ça ?...Moi je crois bien que c’est la France qu’a encore foutu un bordel
d’avant-garde...Michelin. Deux cent soixante-trois suicides en un mois. Après ça a déboulé sur toute l’UE. Ensuite la Russie, après un peu partout. La faucheuse passait, le monde avait plus envie
de rien. Les politiques pleuraient, c’est dire. Tes petits copains commençaient à se planquer profond.
« L’odeur de l’argent est obliquement proportionnelle à la prolifération suicidaire », quatrième théorème d’
« Internationale de l’au-delà ». Herbert Marcos. Tu connais. Même les crapules dans ton genre connaissent.
Interdit, traqué, tronqué, diffamé, trahi. Emprisonné au final, après interdiction de son projet de bouquin.
Samizdat. Trente millions d’exemplaires en trois semaines. Les suicides ont cessé. Les ombres se sont rappelé la vie. Les rues se
sont remplies. On était chez nous, on était déjà loin devant toi et toute cette mort imagée. On est plus rentré.
Le premier des tiens que j’ai vu, il était attaché à un poteau, comme toi, sauf que c’était en plein milieu de la place du
Capitole, à Toulouse. Il avait un panneau sur le ventre qui disait « Sous l’usure, l’azur ». Ca avait de la gueule.
Bon, faut que je te laisse. T’as encore une nuit devant toi. C’est long une nuit, mais demain est un autre jour,
camarade.
ALAIN VERNHES
Alain Vernhes, selon le portrait robot communiqué par la police, serait apparemment un individu de sexe masculin. Il
frôlerait un âge indéterminé, mais plus près du tiers que du quart. Sans rire, il aurait affirmé que les cinquante premières années sont les plus dures à passer.
On ne lui connaît que peu d’amis, et même sa cousine préférée a renoncé à comprendre pourquoi il persiste à sévir dans
l’enseignement, alors qu’il est à peu près aussi distrait que Lagaffe.
Son goût pour l’écriture est classé obsessionnel sur l’échelle de Richter par tous les critiques. Il aurait bâti, sur sa
table à manger, six romans, une trentaine de nouvelles et une pelletée de poésies. Il prétend même que le directeur des Editions Cylibris aurait accepté de publier son roman pour ados
« Forain en quête de pharaon » avec grand plaisir et très peu de sévices.
Une des dernières photos prise par le groupe d’intervention le montre à son bureau, toujours attelé à sa coupable turpitude.
Au moment de l’arrestation, il aurait crié qu’il préférait vivre à l’Ouest de Paris parce que le soleil se lève à l’Est, ce qui lui permet de rester au lit.
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