LE CAPITAL DES MOTS n°5- Mars 2008- Jean Gédéon
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DIVORCE
J’ai longtemps hésité, tant il est vrai que trente ans de vie commune créent des liens difficiles à trancher. Tous ceux qui nous connaissent
savent bien, d’ailleurs, que les torts sont très nettement de mon côté.
Elle a été pour moi une compagne fidèle, attentive et muette, constamment disponible, toujours prête à satisfaire mes moindres désirs et tous mes
caprices, fussent-ils les plus érotiques ou inattendus.
Mais, l’aveuglement de la passion s’émousse avec le temps, et ces traits de caractère qui, dans les débuts, m’apparaissaient si digne de
tendresse, se sont peu à peu transformés en défauts exaspérants.
Que tout au long de ces années, j’aie constamment été contraint de monologuer et, chaque soir, de me creuser la tête pour
trouver des réponses à mes propres questions, passe encore, c’est un exercice auquel on s’habitue assez vite, et qui, bien maîtrisé peut apporter des plaisirs intellectuels de
qualité.
Seulement, cette passivité glaciale, cette immobilité perpétuelle, et ce regard vide constamment fixé sur le même point du plafond, ont fini par
me remplir insidieusement d’une sourde et haineuse exaspération, au point de me rendre insupportable la seule idée de rentrer chez moi, après chaque journée de travail.
Je viens donc d’en finir avec cette longue et douloureuse union en utilisant les moyens mis aujourd’hui à notre disposition par les Pouvoirs
Publics.
Aux termes de l’alinéa 15, intitulé “Séparation”, du contrat de prise en charge, j’avais le choix entre la noyade, la strangulation et
le rasoir.
J’ai finalement opté, après quelque hésitation, pour cette dernière solution.
Elle fixait, comme d’habitude, le plafond avec ses grands yeux noirs, immobile au milieu des draps blancs, et j’ai opéré très vite, d’un coup
net et précis.
Elle a simplement poussé un profond soupir accompagné d’un léger sifflement.
Il me faudra, demain matin, rapporter cette dépouille de latex rose, dans son carton d’origine, au Service spécialisé du Ministère de la Santé, et
ne pas oublier de passer à la machine à laver les draps souillés de sang.
Publié in Ecrits Vains n ° 21
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LA LONGUE MARCHE
Je lui ai demandé pourquoi il avance ainsi sans trêve.
Il n’y n’a pas de réponse à cette question, m’a-t-il répondu. Les ordres ont été donnés une fois pour toutes, et ils ne sauraient être
transgressés sans dommage.
Le plus difficile, a-t-il ajouté, c’est qu’il faut marcher sans cesse, simplement planté sur ses galoches, et sans une seconde de
repos.
Le but à atteindre est incertain, aléatoire et semé de traquenards.
De temps en temps, des montagnes pointues comme des cornes de gazelle, naissent avec un grand cri.
Il faut alors les apprivoiser avec douceur, et peu à peu les convaincre de laisser le champ libre. Il y faut une foi solide, du doigté et une
force de conviction peu ordinaire, tant elles sont susceptibles et convaincues de leur droit intangible à régner sur le reste du monde. On finit pourtant par connaître leurs points faibles, et
par les amadouer en flattant leur vanité, qui n’est pas mince.
Mais on s’use vite à ce petit jeu, et comme il en naît, de toutes les tailles, tout au long du chemin, on finit par se décourager.
Un beau matin, sans plus se préoccuper des consignes d’en haut, on décide unilatéralement qu’on est arrivé, et on se jette dans les bras de la
dernière montagne venue, avec un soupir de soulagement .
Enfin reposé et enveloppé de cette douceur maternelle qui vous libère définitivement des contraintes terrestres.
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L’ANTICHAMBRE
Dans la maison du pendu, on baise la corde avant d’entrer.
Puis, vous vous dirigez vers le salon, glissant sur les patinettes, pour ne pas rayer le parquet glacé où se mirent les nuages venant de
l’ouest.
Un chant d’église apporté par le vent, parvient de temps à autre, à votre oreille.
Des meubles costumés de plastique murmurent dans votre dos et à voix basse, de mystérieux propos, pendant que votre regard cherche à percer la
pénombre.
Vous remarquez sur la cheminée de faux marbre, la pendule torsadée, qui sous son globe de verre, marque minuit depuis toujours.
Une main courbe et pelée, aux ongles noirs, striés comme un champ de labour, vous tend en tremblant, une porcelaine fêlée, dans laquelle s’agitent
les derniers soubresauts d’un thé de chine moribond, aux senteurs de jasmin.
Vous buvez en silence.
Attendant le verdict.
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LE PRIX DU BONHEUR
Pourquoi t’entêter à chercher, avec un tel désespoir, au milieu des heures troubles de la nuit, ce tapis volant, dont l’essence volatile lui
permet de n’être jamais à l’endroit où on le cherche.
Et cette fameuse pantoufle, qui, de l’aveu même du Prince, à tant fait pour les élites, qui oserait, aujourd’hui, la remettre en cause, au nom de
l’équité ?
Certes, les nains virtuels, mercenaires de l’invisible, ne ménageraient pas, dans cette hypothèse, leur populaire talent d’illusionniste,
afin de distraire, pendant quelques instants, les populations de fourmis quêteuses de miettes.
Mais le Prince veille, et chacun sait que son art de la fantasmagorie lui permet de fournir, à ses sujets, de façon permanente, l’illusion
parfaite de la liberté et du bonheur.
JEAN GEDEON
Ci-après, la notice publiée dans le numéro 15 de la revue "Nouveaux Délits" pour l'ensemble intitulé "Coup de gueule" :
Jean GEDEON écrit essentiellement et uniquement par plaisir.
Participe régulièrement à des lectures publiques de poésie. A publié une douzaine de recueils chez Hélices, Clapas, Editinter, et Encres
Vives. Certains de ses textes sont également publiés dans de nombreuses revues. Est donc lu, comme ses pareils importants ou obscurs, par une minuscule poignée de lecteurs
aventureux.
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