Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - STÉPHANE BERNARD

Publié par ERIC DUBOIS sur 22 Janvier 2012, 22:21pm

Catégories : #poèmes


De Kooning

ce qui a changé dans cette figure ? cette même figure que je refais trente ans après pour toi, mon ami, une cigarette à nouveau coincée entre les doigts ? mais une cigarette sans feu cette fois, tandis que dans mon dos, sur cette autre et vieille photographie sur le chevalet elle se consume. Hans, tu seras fort si j’y arrive, à me reproduire. c’est ça, c’est moi qui suis fort de ne pas changer. qu’importe, mon ami, que mon air soit le même, avec ses pattes d’oie et le doux sourire du prolo viking sûr de sa force et de ce qu’elle bâtit, que ton angle de vue soit le même, que la lumière aussi soit la même, parce que quelque chose d’autre a dû changé. oui, la chevelure n’a plus sa fougue de 53, que d’ailleurs j’aurais pu peindre avec ce tout aussi fougueux pinceau de 53. les cheveux sont calmés, leur feu nordique a blanchi. oui, la peau s’est épaissie. comme les mains. la balistique de l’art, qu’elle existe, elle te dirait comment le corps du peintre s’arme au sein du combat. le vent des pointes l’use. les coups de couteau l’endurcissent. parlons du combat, oui. moi, je vais te dire ce qui a changé. j’ai conquis le territoire que l’effort me créait. une source était à mes pieds au matin. elle me lavait de la peur quand je la buvais. cette rivière clapote encore sur mes talons. je ne m’y vois plus parce que je ne me tourne plus vers elle. une rivière d’alcool. pas un fleuve, non, pas le fleuve de notre ami Jackson. seulement le goutte-à-goutte de mes aubes angoissées. mes hommages, docteur. on vous connaît, vous et vos remèdes qui sont d’autres maux. mais l’important, l’essentiel, comme chacun le sait, c’est de choisir. et vous compreniez, vous, docteur, que ma priorité était peindre, pas la santé. c’est étrange, cette façon de sentir toutes mes autres vies passées pousser contre mes reins comme des enfants pressés. c’est cet espace de trente années que je sens terriblement dans mon dos. cet espace entre cette photo derrière moi, prise en 53, et la salopette rayée que je porte en pensant au jeune paladin de la Cedar Tavern, l’œil fleuri à la veille de sa première victoire. il n’était pas avare de ses rayons, celui qu’alors j’étais, espérant éblouir plus qu’assécher. sous le heaume des hivers empilées, je les sens en retrait, mes yeux, dans leur abri, mais toujours à l’affût. et je crois encore pouvoir me souvenir sans me retourner que le regard de 53 fixait ce que je bénis encore.


***



télévision

au rez-de-chaussée de l’immeuble voisin,
ces deux fenêtres à double battant
forment un tétraptyque étrange.
comme s’il était un symbole furtif.
je crois comprendre.
trois verres sur quatre
sont blanchis par des rideaux tirés
qui leur donnent cet aspect gommeux
d’une vitrine à vendre.
mais le deuxième châssis, lui, est autre.
de ses ténèbres vides naissent et meurent
dans des rythmes capricieux
des aplats télévisuels de bleu, de violet,
de jaune ou d’orange.
et exceptée la rumeur lénifiante
des moteurs de la ville
(mais qu’est-ce que je crois comprendre ?)
c’est tout ce qui entre de vie
dans cette coupe sous les nuages à près de midi.


***



l'orage

il a besoin de marcher quand rien ne va.
aller le plus loin possible. jusqu’à se retrouver seul.
c’est pourquoi il longe la rivière.
il marche. perdu dans sa vie. comme saoul.
à la centrale électrique, les premières gouttes tombent.
à peine perceptibles.
elles s’évaporent aussitôt, car l’atmosphère est une étuve.
puis c’est le centre commercial,
et quelque chose craque dans le ciel.
le diable roule ses tonneaux.
une grosse goutte flasque le frappe à la tête,
cerise liquide échappée d’un bec.
à l’abri d’arbres denses, les oiseaux découvrent
une lumière d’hiver.
une seconde goutte l’atteint dans le cou
et roule sous le t-shirt, saisit sa peau.
il tend une main devant lui, perplexe.
elle n’est pas touchée.
ces gouttes, toutes aussi grosses que rares,
ressemblent à une mauvaise blague.
mais il ne lève même pas le front.
il sait bien qu’il n’y a que le ciel là-haut.
quelques personnes prévoyantes sortent du chemin.
d’autres sont déjà ou encore en faction
derrière les portes automatiques du centre commercial.
il décide de poursuivre jusqu’au pont de la rocade.
arrivé à lui, fini le monde.
mais des couples de quinquas à vélos y ont fait halte.
les casques sont démesurés, les sacoches pleines.
il s’assoit à l’entrée du pont, les laissant à l’autre bout.
personne ne parle. ça y est, l’orage est là.
l’air fraîchit d’un coup. un rideau de pluie s’abat.
au-dessus d’eux la voie express et le ciel grondent.

rebroussant chemin sous la pluie,
il remarque qu’il n’y a plus ni cyclistes ni joggers.
que ses baskets ne sont plus étanches.
sur la rive opposée, des ouvriers fument leur clope
à l’avant-dernier étage de l’immeuble qu’ils construisent.
ils le regardent. peut-être même qu’ils l’envient.
deux grues, d’un jaune surnaturel, font tourner
leurs grandes aiguilles, et descendre et monter leurs charges
vers les collègues aux bras tendus sur le toit.
quand une force soudaine, verticale, le pétrifie.
le comprime. puissante. totale.
le voilà courbé. son sang est figé.
sa chair, ses organes ont été comme tirés vers le sol.
il a cru bondir mais ses pieds sont cloués.
il entend crépiter là-haut. il regarde.
on dirait qu’une torsade de foudre vient de se poser
sur une des lignes à haute tension de la centrale.
un dragon électrique perché une seconde. et puis disparu.
sous ce choc il croit revivre. et il revit effectivement.
aussi longtemps qu’il pense
que ce lieu est maudit par temps d’orage
et qu’il lui faut accélérer sa marche.
quand il comprend qu’au contraire les conducteurs
des pylônes montent la garde sous les éclairs,
toute pression retombe. et la vie aussi retombe.
au point que quand la foudre frappe à nouveau la ligne,
il ne ressent cette fois qu’un doux vertige.
puis c’est fini.
les éclairs et les roulements ne se confondent plus.
l’orage s’éloigne. il arrive.
deux canards quittent la rivière et volent jusqu’à un saule.
un troisième le suit en nageant.
il marche. perdu dans sa vie. comme saoul.

 

 

 

STÉPHANE BERNARD

 

 

  Stéphane Bernard est né à Saint-Nazaire en 1972. Il vit à Rennes depuis 1998. A été publié dans N4728, Verso, Diérèse, Gong, Haïkaï, 575, Les Etats Civils, FPDV, Microbe, Magnapoets.

 

Plus d'infos sur :

 

 

 

http://unemainestaussiunpoing.blogspot.com/

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