Un champ de couteaux en automne
Le papier essuie tout : l’encre qui coule des mots désorientés, la salive que la bouche ouverte laisse s’échapper quand on s’effondre sur un coin de table. A la vitesse d’une feuille de papier qui incise la peau, Tom trace sa route au milieu des lignes qui s’étirent à perte de vue sur la terre labourée. La ville collée à la peau, il débarque à la campagne avec sa tignasse blonde et son perfecto. Son allure négligemment branchée s’accorde mal à l’uniformité ambiante.
L’ordre et le silence règnent sur la ferme. Pas de chiens qui aboient. Les vaches sont rangées dans leur enclos sous le hangar. La brume estompe les contours de ce lieu où Tom débarque seul, sans repères pour assister aux funérailles de son ami. En l’absence de la famille, il entre dans leur maison, visite chaque pièce soigneusement entretenue et s’endort sur la table. On songe au conte Boucles d’or et les trois ours. L’intrusion dans leur intimité va mener le jeune homme au bout de peurs qui lui faudra surmonter pour recouvrer la liberté. La quête de son identité, le sentiment de se sentir étranger au sein de sa famille, le passage de l’enfance à l’âge adulte sont autant d’interprétations psychanalytiques du conte qui traversent le film.
Pour l’heure, la mère vêtue d’un manteau gris regarde le jeune homme endormi. Elle se tient debout, à côté d’un pan de mur de même couleur qui cache la cuisine. La caméra ne bouge pas et filme la rencontre. La femme s’adresse calmement à Tom pour le réveiller, s’étonnant elle-même de ne pas avoir crié devant sa présence étrangère. Elle s’avance et disparaît de notre champ, laissant Tom réveillé, lui parler comme à un mur.
La rencontre avec le frère qui a lieu la nuit est aussi subite que brutale. Le frère est hors champ. Sa voix off intime l’ordre de ne pas révéler la relation amoureuse que Tom entretenait avec le défunt. Au matin, on découvre le visage du frère. Torse nu, il rentre dans la pièce et se tient debout derrière l’invité, attablé et silencieux. Pris entre l’étau de ce mâle dominant qui cherche à taire l’homosexualité du fils et la douleur de cette mère, Tom se laisse faire. Il prend peu à peu la place du disparu et découvre au fil des jours la violence de cette famille qu’il adopte malgré lui. Ambigüité de ce personnage qui reçoit les coups pour tuer peut-être le désir encore vivant de son amant.
Dans cette ferme, les machines assistent les hommes dans leurs activités auprès des animaux. La mécanisation de la traite est nécessaire pour s’occuper de l’importance du cheptel dont le frère a la charge. Le rêve d’une traite au laser évoque ce contact distancié avec une nature dont l’homme s’est éloigné. La naissance d’un veau bouleverse Tom, tandis que le frère raille l’événement par allusions sexuelles.
Cet évènement provoque les confidences. Un tango - passion partagée entre les frères et enseignée par le défunt à l’amant - est l’occasion d’un rapprochement inattendu entre les deux hommes qui dansent au milieu d’un hangar transformé en salle de bal. Brusque complicité dont on perçoit le trouble sexuel, tandis que le frère confie la mort de sa mère qui lui faut planifier d’ici cinq ans pour être enfin libre.
Eros et thanatos se mêlent constamment tout au long du film, comme les deux faces d’une même tragédie dont il faut s’extirper.
Tom découvre un matin le veau estropié qui est mort. Il le porte dans ses bras comme la victime sacrifiée de son innocence. A un autre moment, on se souvient d’avoir vu le frère tracter sur le sol la dépouille d’une vache adulte. Tous deux unis par le même geste mais séparés par l’antagonisme profond de leurs gestes respectifs : l’un vacillant sous le poids d’une humanité ravivée au contact brutal de la nature tandis que l’autre est condamné à répéter mécaniquement la violence issue de ses frustrations d’homme reclus.
Par cette brutalité et cette hostilité que les hommes entretiennent avec la nature, le jeune réalisateur Xavier Dolan rend indirectement hommage à notre urbanité. Le salut de Tom passe par le retour à la civilisation et on est presque soulagés, en tant que spectateurs, de retrouver l’horizon bouché des gratte-ciel et les scintillements électriques de la ville. Le dernier plan nous place au volant de la voiture de Tom, observant de loin des fumeurs sur le seuil d’un immeuble. Camera subjective qui identifie le spectateur à Tom. Cette fois, la camera n’est plus comme au début du film à l’extérieur de la voiture ou à la place du passager. Nous sommes à la place du conducteur. Le cadre de la caméra devient la métaphore d’une humanité que seul le cinéma et ses paradis artificiels peuvent provoquer.
21 avril 2014
LAURE WEIL
Elle se présente :
Professeur agrégée d'arts plastiques, je suis aussi curieuse de littérature, de cinéma et d'architecture. J'ai fabriqué quelques livres d'artistes, dont le lien entre eux semble être l'effacement. Livres restés confidentiels. J'écris généralement pour restituer une rencontre avec une œuvre, qu'elle appartienne au champ des arts plastiques ou au cinéma.
Je cherche à diffuser mes textes parce qu'il est plus facile de se motiver à écrire régulièrement quand on sait que ses textes sont susceptibles d'être publiés.
Mes écrits sont nourris par ma culture des arts plastiques et par ma liberté à jouer avec les mots, comme s'il s'agissait de couleurs pour un peintre.