Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - RAYMOND PENBLANC

Publié par ERIC DUBOIS sur 12 Octobre 2014, 08:37am

Catégories : #nouvelles, #récits

Fantômes.

 

La dernière balade avec papa, je l’ai faite dans les Alpes, à deux pas de la frontière italienne. Ne la voyant matérialisée nulle part, on s’était amusés à la dessiner nous-mêmes, de la pointe du pied, sans tenir compte de la carte d’état-« majeur », comme on disait pour se faire rire. Ensuite on s’était séparés, papa en France, moi en Italie, et on avait échangé nos impressions. Est-ce que j’avais plus chaud en Italie ? Est-ce que je parlais italien ? Est-ce que je chantais le bel canto ? Égrenant le chapelet des villes célèbres, j’avais répondu que je pouvais voir Turin, Milan, Venise, Florence et Rome, rien qu’en me haussant sur la pointe des pieds. Je pouvais même distinguer le Gran Sasso émergeant d’une couronne de nuages, tout comme j’apercevais le golfe de Gênes et la baie de Naples jusqu’au détroit de Messine, avec le Vésuve ceint d’un halo de brume, et la mer si bleue que papa à son tour avait voulu la découvrir et qu’il m’avait rejoint. Et on était restés un moment de ce côté de la frontière, en se disant que si on attendait la nuit on ne retrouverait sûrement plus notre chemin, et qu’on cesserait d’exister en tant que français pour devenir de vrais italiens, de vrais fantômes italiens, dont je regrette, aujourd’hui que papa n’est plus là, de ne pas avoir eu la présence d’esprit de lui demander de quelle matière ils étaient faits, et comment on pouvait les repérer, comment on pouvait continuer à communiquer avec eux, sans renoncer à être soi-même, sans prendre le risque de disparaître.

 

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Le nouveau Rimbaud.

 

Ils disent que c’est le nouveau Rimbaud, qu’il a du génie, qu’on n’a jamais lu ça à cet âge depuis l’enfant de Charleville. Et pour enfoncer le clou ils citent Truc, ils citent Machin, des avis autorisés, des voix qui comptent. On finit par dénicher une page au hasard. Effectivement ça décoiffe. On compare avec soi-même. On se trouve nul, on est atterré. On n’a plus qu’à changer de registre, à changer tout court. On prendra un pinceau, on pétrira l’argile, on taillera la pierre, on creusera le bois. Sauf que là aussi les places sont chères. Hier par exemple, quand je me suis pointé à la galerie Barbouille avec mes toiles sous les bras, devinez qui me narguait, exposé partout ? Le nouveau Van Gogh. Demain j’ai rendez-vous avec l’auteur des Enfants du Siècle pour des bouts d’essais, et je devine ce qu’il va me dire. Que la place est prise depuis la veille par un garçon bourré de talent à peine sorti de l’adolescence, un demi-dieu, le nouveau James Dean.

 

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Du berger à la bergère (un art poétique)

 

Le Maître n’avait pas son pareil pour impressionner son auditoire. Il lui suffisait d’entonner la liste des disparus au champ d’honneur pour que chacun sente passer le souffle de la tragédie. « Nerval, orphelin de mère, mort pendu à 47 ans - Musset, orphelin de père, mort alcoolique à 47 ans - Baudelaire, orphelin de père, mort aphasique à 46 ans - Verlaine, orphelin de père, mort alcoolique à 52 ans - Rimbaud, orphelin de père, mort de la gangrène à 37 ans - Lautréamont, orphelin de père, mort de cause inconnue à 24 ans - Laforgue, orphelin de mère, mort phtisique à 27 ans - Corbière, phtisique et contrefait, mort à 30 ans, auxquels il n’oubliait pas d’ajouter, François de Montcorbier, dit Villon, orphelin de père, disparu à l’âge de 32 ans. »  Jusqu’à ce fameux soir où un petit homme qui ne payait pas de mine se leva tranquillement de sa chaise. Tandis que le Maître finissait d’énoncer le sort funeste des 9 enfants des Muses, la voix à peine altérée par l’émotion, le petit homme laissa tomber : « Dachau – Auschwitz – Ravensbrück – Buchenwald – Dora – Treblinka – Stutthof – Sobibor – Mauthausen – Bergen-Belsen – 9 000 000 de morts. » Puis il releva sa manche et chacun put voir son bras.

 

 

RAYMOND PENBLANC

 

Chez Raymond Penblanc (3 romans aux Presses de la Renaissance, 2 récits aux éditions Lunatique http://www.editions-lunatique.com/#!__raymond-penblanc, 2 romans à paraître en 2015, des nouvelles dans une vingtaine de revues, dont Nerval.fr et Remue.net) la poésie n’est jamais bien loin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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