Le Capital des Mots.

Le Capital des Mots.

Revue littéraire animée par Eric Dubois. Dépôt légal BNF. ISSN 2268-3321. © Le Capital des Mots. 2007-2020. Illustration : Gilles Bizien. Tous droits réservés.


LE CAPITAL DES MOTS - COLETTE DAVILES-ESTINÈS

Publié par ERIC DUBOIS sur 11 Juin 2015, 20:42pm

Catégories : #nouvelles

On m'a dit  : votre problème, c'est ça, vous manquez de racines.

Pour être bien dans votre vie, vous devez prendre racine. Enracinez-vous.

Imaginez que vous êtes un arbre.

Imaginez que vos pieds pénètrent dans le sol. Qu'il en sort des racines qui s'enfoncent profondément dans la terre. Vous allez sentir que vous basculez en avant.

Imaginez alors qu'un fil invisible vous tire le sommet du crâne vers le plafond.

Vous avez des branches qui poussent de votre tête et s'élèvent haut, très haut, jusqu'à toucher le ciel.

Vous vous sentirez basculer en arrière.

Alors j'ai essayé.

Les pieds bien à plat, je me suis enfoncée dans le carrelage. C'est d'autant plus méritoire que le carrelage est froid, j'ai les pieds gelés.

N'ayant pas de tapis, j'ai plié une serviette de bain par terre et j'ai recommencé.

J'ai pensé que je devenais lourde, très lourde. Si lourde, que mes pieds passaient à travers la serviette, les carreaux, le béton. Il ne doit pas y avoir de vide sanitaire là-dessous, sinon je n'aurais pas si froid aux pieds.

Je dis tais-toi à la voix dans ma tête et je me re-concentre.

Mes pieds sont lourds, donc.

Ils crèvent le béton, je m'enfonce, je m'enfonce. Le froid enserre mes chevilles maintenant.

Je ramasse ma serviette et déménage dans la chambre inoccupée de mon fils où le sol n'est pas carrelé mais en parquet flottant.

C'est par là que j'aurais dû commencer, c'est nettement moins froid.

Je m'enfonce, donc.

Des racines commencent à me pousser aux orteils, à la plante des pieds.

Elles traversent le plancher, fouissent dans la terre (il doit bien y avoir un peu de terre tout là-bas dessous, non ?) et je sens que je bascule en avant.

J'imagine alors que des branches me sortent de la tête et me tirent vers le haut.

Là, c'est plus facile. Je grandis, je grandis, je ne vais pas tarder à toucher le plafond.

Quel arbre suis-je  ? Un flamboyant, ça me plairait bien mais les branches s'étalent à l'horizontale.

Au fait, qu'est-ce que je fais de mes mains  ?

Je les lève à mi-hauteur, ça fait plus branches.

C'est pas bien un flamboyant  ? Plus tard, un flamboyant. Quand tu sauras devenir un arbre bien enraciné en 5 minutes. Parce que pousser à l'horizontale avec le temps que tu mets, tu n'es pas près de toucher le ciel.

Un arbre qui monte au ciel tout direct, je vois un cyprès. Zut, j'aime pas. Ça fait cimetière.

Je veux bien prendre racines mais pas m'enterrer..

Bon alors j'opte pour un chêne. C'est un arbre que je connais bien, je le visualise parfaitement.

Je grandis, donc.

Les branches percent le plafond. Un plafond, deux plafonds, trois plafonds.

Heureusement, pour les racines je suis au rez-de-chaussée.

percent le plafond, donc.

Je touche le ciel maintenant. L'horizon est sans limites et je respire. Il me semble être en terrain connu.

Je sens que je bascule en arrière. Pour rétablir l'équilibre je reviens à mes pieds.

J'ai les racines qui pff...

Rien à faire.

J'ai bien les pensées qui voguent dans l'océan ciel où les nuages moutonnent mais le problème c'est

Est-ce que j'ai vraiment envie de m'enraciner là  ?

Sur ce parquet flottant j'ai des racines flottantes qui ne veulent pas s'ancrer.

 

Il faudrait bien qu'un jour je puisse prendre racine. Prendre racine comme on prend un époux  :

il faudrait bien qu'un jour j'épouse ma vie. De plain-pied, sans basculer en arrière.

 

 

COLETTE DAVILES-ESTINÈS

 

 

Colette Daviles-Estinès

Naissance au Vietnam, enfance en Afrique. Anciennement paysanne, aujourd'hui citadine.

Elle puise son inspiration dans un sentiment de perpétuel exil.

Quelques textes publiés à La Barbacane, Le Capital des Mots, La Cause littéraire, Un certain regard, Revue 17 secondes, Ce qui reste, Paysages écrits, Le Journal des poètes, Écrit(s) du Nord, Nouveaux délits, Comme en poésie, Verso, La Toile de l'un...

Son blog : http://voletsouvers.eklablog.com/

 

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B
j'ai aimé, merci.' ! L'expression 'prendre racine' m'a toujours suggéré une raideur, une lourdeur. Ce que vous décrivez m'évoque l'équilibre, la souplesse, la vie ! Un danseur m'a dit un jour " on est équilibre sur les mains, pas sur les pieds" , toujours prêt à bondir )) <br /> À bientôt de vous relire.
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E
Les racines de Colette sont "aériennes" ! :-)<br /> Très beau texte, malicieux et poétique.
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B
Oh là là ! rires.... superbe tentative... j'ai eu peur. J'ai cru que vous alliez transpercer sol et plafond, avec tous les dégâts qui en résultent !!!! bon, je suis rassurée momentanément....
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C
Non non, rassurez-vous, les plafonds sont trop hauts. Bon, j'ai encore des progrès à faire... J'ai bien ri à l'écrire aussi, merci de votre visite Béatrice.
C
Pas de souci, tentative préparatoire à l'enracinement voyageur, le seul qui vaille, non ? :-)<br /> D'ailleurs votre style parcourt déjà, animato, cet espace immobile... Un bon moment de (re)lecture !
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C
Merci Clément, mes racines sont décidément flottantes. Je crains de devenir une jacinthe d'eau, c'est quand même une espèce particulièrement invasive... :-)

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