Anna et Ilya
Réminiscences
Anna et Ilya firent partie de ces vagues d’artistes et d’écrivains qui quittèrent la Russie vers les années 1920. Ils transitèrent par l’Allemagne, plus exactement par Berlin, avant d’atterrir en France, rejoignant la cohorte de celles et ceux que la main de l’Histoire disperserait aux quatre vents, tels des dés jetés sur une carte de hasard.
Avant de devenir des immobiles selon l'expression de l'un des leurs, il furent des fugitifs, des immigrés. Tous deux étaient poètes.
Ils ne furent pas des exilés heureux. Venus d'un pays qui laissa partir les siens, débarquant dans un autre qui fit à peine attention à eux, Ilya vécut l'exil tel un piège.
L’insignifiance le grignota. Cet homme, dont le nom suffisait à remplir des salles recueillies, le souffle suspendu à sa poésie, du jour au lendemain, ne fut plus personne.
Sans l’air de sa ville, hors de sa langue, sans ses lecteurs, en butte aux problèmes constants de la survie, il eut peine à écrire. Figurer, de surcroît, sur la liste des personæ non grata, établie par l'ambassade de Russie, annulant toute perspective de retour, lui porta le dernier coup. Il n'a plus écrit une seule ligne.
Anna ne dédaigna aucune tâche pour assurer leur pain quotidien : broderie, couture, enfilage de perles, cours de piano, ménage et cuisine dans plusieurs maisons parisiennes. Elle tint un journal qui l'aida à apprivoiser une réalité où rien ne lui fut donné.
Dans ses carnets, une centaine de feuillets est écrite en russe avant que le français n'y fasse son apparition. D'abord en quelques phrases isolées, griffonnées en haut des pages ; reprises plus loin dans des paragraphes en russe. Puis, de séquences en séquences, le russe perd peu à peu sa prééminence, cédant sa place au français.
Anna ne devait plus écrire qu’en français avec, ici et là, des trouées de sa langue natale, tels des gémissements de nostalgie.
Ilya s’est traîné de mal-être en dépression, à n'en plus se relever. Ses attitudes, son comportement relatés dans le journal de sa compagne le laisse deviner. Les dernières années, il avait oublié le français et ne parlait plus qu'en russe.
Il est mort chez lui. Du moins le crut-il. Avant de s'envoler vers les lointains, « les merveilleux nuages », son âme s'est éployée dans les rues de Petersbourg, au-dessus de la Neva, sous un ciel criblé d’étoiles. Sa dernière vision fut celle de ses amis poètes, réunis à son chevet, et Anna l'entendit murmurer :
« Aujourd’hui à tout hasard je donne
Mon concert d’adieu
Mémoire !
Rassemble dans la salle du cerveau
Les rangs innombrables des bien-aimées
Verse le rire d’yeux en yeux
Que de noces passées la nuit se pare
De corps et corps versez la joie
Que nul ne puisse oublier cette nuit... »*
Voix off
-Plus que les ressemblances physiques, qu'est-ce qui se transmet et court de génération en génération, de siècle en siècle dans une famille? Qu’est-ce qui se transmet le plus sûrement, qu’est-ce qui se répète? La force, la pugnacité, la perte, la faille ? De cette première souche de migrants qu'est-il parvenu à leurs descendants ?
Voix en écho
-Le lieu refusé. Mémoire indélébile. Au fil du temps, résurgences. Impressions d'errance, de tournoiement, et en prime, l'étrangeté « offerte » à perpétuité...
* Vers empruntés à Vladimir Maïakovski
SOUMYA AMMAR KHODJA
Elle se présente :
Voir éléments bibliographiques, texte : "Rimbaud je pense à toi" dans Le Capital des Mots, 15 juillet 2015
Ses Site et Blog : http://soumya.ammarkhodja55.free.fr
http://ammarkhodja.blogspot.fr/