Non-oubliés
Le monde est plus petit avec des centimètres et des mesures, alors
Creuser la vérité à coups de mémoire, l’éloigner des bords et des limites
Intolérables
Réinventer Champlain, Mance, Maisonneuve, Casgrain, Lévesque
Réclamer sa part d’eau et de pain
Accomplir l’enfance, se donner un cœur, un Pays, un Demain
La gratitude désenchantée
C’est une nuit de longs couteaux1, de cristal, de neuf, neuf, neuf
Sans courage, complices monarchistes, suffisants,
Au milieu d’un continent
Vouloir durer, dignes, dans cet interstice
Le seul possible ou pas ?
Un lieu empêché réduit au silence
Il n’y a plus de voix seulement la crainte
De se tenir droit
Je suis perdue dehors et autour, mais je suis en marche. Sauve.
***
Femme sans épaules
Attente. Mouvement contraint. Ville labyrinthe. Attente. Pas à pas. Sursis. Mollets traversant bitume, trottoirs, acier. Attente. Ma nuque tire sur mes épaules, ma colonne jusqu’au rétrécissement. Alors quoi ? Une hernie ?
Un langage en convalescence, rapetissé, anorexique
Par-dessus les cuicuitages inutiles, les fichboucages creux, les réseaux en lignes poisseuses
Un ramassis de pages officielles comme
Ordures qu’aucune patience ne retiendra.
Je suis femme sans épaules délivrée de sa fatigue et de sa honte, affranchie
qui respire l’odeur oubliée du jardin autrefois si rieuse et gourmande
Penchée vers le sol je vais, courbée dans l’écriture.
Des chiffons de noir et de fonte sur l’horizon. Tout est donc charbon ou goudron. Banlieues banales et hostiles. Câble électrique, fibre optique. N’importe quoi. Pas de lieu familier où écrire est espérer ?
Une compagnie de vivants et de morts à réparer2 ?
Des visages aimés auxquels le chaos du monde s’accroche
De combien de lieux ont-ils besoin pour devenir humains ?
Lieux refuges sans pitié ni perfidie.
Un cortège de bonheurs rêches
Ordinaires, je m’en accommode, les plie en quatre, les mets en scène
Mais toujours discrète, je demeure femme sans épaules à l’esprit de veille.
***
Géographie de l’instant
Qui n‘est lieu de personne, d’aucune racine, d’aucun souci
Des lieux remuants un peu pour dire
Nous sommes là. Vivants parmi les paysages
Abandonner dans nos souvenirs
Et le temps présent dans lequel mon voyage trouve retraite et
Échappe au sentiment d’exil
Auquel je refuse l’attention
J’habite ce lieu dépouillé, sans limite, sans encombre, sans poids
Comme mille autres habitent la Terre
Ainsi
L’instant est durée
usé jusqu’à demain
La géographie une éternité
Aux lisières des peut-être
Tirée par un charroi
de petit peu, de tout petit, de guère
Qui murmure à peine
Un monde endurable
Pour si peu d’entre nous
Seulement chaque lever du jour
Rapporte sa légèreté
L’enclos du ciel ne peut enfermer la lumière.
FABIENNE ROITEL
Elle se présente :
Fabienne Roitel, originaire de Bourgogne Franche-Comté, vit au Québec depuis 1986. Elle publie son premier livre Couvre-feu en 1999 (Lanctôt éditeur, Montréal) et suit jusqu’alors un parcours hors des sentiers battus. Lit, écoute, voyage, jardine et écrit. Un livre publié en collaboration avec la peintre Maryse Bédard : À Claire-voie, GID, 2014. Son dernier recueil, Mirabelles cantatrices (Sablier, 2016).
1« Nuit des Longs Couteaux » . Après d'intenses négociations et des rencontres nocturnes menées par Jean Chrétien, le gouvernement Trudeau et les neuf provinces anglophones arrivent à s'entendre. Des dispositions seront insérées dans la constitution, diminuant ainsi les pouvoirs du Québec en matière de langue et d'éducation. En plus, Trudeau refuse d'octroyer au Québec un droit de veto ou une compensation fiscale.
Avec le concept de multiculturalisme de la charte, le Québec ne devient qu'une culture canadienne parmi tant d'autres, plus question de statut spécial de peuple fondateur. Le peuple québécois (ancré dans la vallée du Saint-Laurent depuis 1608, issu non pas d'une immigration mais d'une colonisation et fondateur d'un pays nommé «Canada») ne devient qu'une autre culture minoritaire au Canada.
2 Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, éditions Verticales, 2014.